L'Asie en panne
A quand le retour de la confiance ?
 
Asie 21, Futuribles, Décembre 1997
François Raillon
 
François RAILLON est Chargé de recherche au CNRS et à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Spécialiste de l’Asie du Sud Est, et plus précisément du monde malais/insulindien, il est notamment l’auteur d'"Indonésie 2000, pari industriel et technologique" (Paris, Presses du CNPF, 1988). Il vient de participer à la dernière livraison de la Revue Hérodote consacrée à “L’Indonésie, Orient de l’Islam” avec un article intitulé “L’Indonésie à l’horizon 2020”. 
La note présentée ci-dessous a été rédigée au retour d’un récent périple en Asie du Sud Est.
 
Depuis le mois de juillet 1997 et la chute du baht face au dollar, l’Asie du Sud-Est est en proie à une tourmente monétaire et financière sans précédent. Si les principaux jalons de la crise sont bien connus, les causes et les perspectives restent plus opaques, et suscitent de multiples interrogations.  

L’expérience thaïlandaise a servi de prototype aux pays voisins: attaque spéculative contre la monnaie nationale, flottement limité par rapport au dollar, puis fin des interventions de la banque centrale, chute de la monnaie et appel au FMI pour demander une “assistance technique”. Après la Thaïlande, l’Indonésie puis la Corée du Sud ont dû recourir à l’aide financière du Fonds et accepter des plans de sauvetage sévères. La Malaysia et les Philippines ont évité jusqu’à présent la rude médecine du FMI, tandis que Hongkong a résisté à la spéculation et cela malgré le krach boursier de la fin octobre, grâce au soutien obligé de la Chine. La crise monétaire se double d’une crise boursière qu’elle stimule par un effet mécanique: les capitaux étrangers placés dans les bourses asiatiques se retirent au rythme de la dépréciation des monnaies locales, tandis que les investisseurs locaux vendent leurs titres pour acheter du dollar et faire face à leurs échéances à court terme. Les monnaies sont ainsi prises dans une spirale baissière ininterrompue.  

Ces troubles monétaires se sont propagés d’une place à l’autre en raison de la similitude des conjonctures et des situations économiques. Partout, la crise a résulté de la surchauffe des économies nationales après une décennie de croissance débridée. Par ailleurs, au plan extérieur et dès avant juillet 1997, l’Asie du Sud-Est a dû affronter des conditions de concurrence aggravées par le fait des variations monétaires: la Chine avait dévalué le yuan en 1994, ce qui conférait un avantage comparatif supplémentaire à ses produits, tandis que la surcapacité de ses industries et ses stocks excédentaires avaient engendré un flux d’exportations très préjudiciables à ses voisins. Les pays de l’ASEAN considèrent même que la Chine s’est livré au dumping au moment où leurs produits étaient renchéris par l’appréciation de leurs monnaies tirées par le dollar. En outre, la baisse du yen a modifié les relations économiques entre le Japon et la région. Les produits japonais sont redevenus compétitifs par rapport à ceux de l’ASEAN, tandis que les délocalisations étaient moins nécessaires et moins nombreuses.  

Les causes internes aux économies sud-est asiatiques sont probablement plus graves et plus déterminantes, avec en premier lieu le dérèglement des structures financières. Sous l’effet de dérégulations hâtives et mal menées, les systèmes bancaires ont littéralement implosé, accumulant les prêts douteux, souvent en dollars et affectés à des secteurs en surcapacité, tel l’immobilier. La plupart des conglomérats de la région possèdent leur propre banque, avec laquelle ils entretiennent des liens incestueux. Trop de prêts ont été consentis non pas selon la capacité à rembourser ou même la qualité des actifs, mais en fonction des connections politiques. L’éclatement de la bulle immobilière a entraîné la chute de la valeur des actifs servant de garantie aux crédits, tandis que la dette en dollars du secteur privé non couverte contre le risque change (hedging) était majorée du montant des dépréciations monétaires. Il ne manquait plus que le ralentissement de la croissance, sensible dès avant juillet, pour provoquer une crise de confiance, habilement exploitée par les hedge funds américains et G. Soros. La spéculation internationale a été renforcée par les opérateurs locaux désireux de se protéger contre la chute de leur propre monnaie.  

Face à la crise, les gouvernements ont réagi avec défiance: réticence à reconnaître les faits, méfiance vis-à-vis du FMI, manque de transparence dans l’aveu des contre-performances, voire occultation des problèmes. Le réflexe nationaliste est fréquent. On veut compter sur ses propres forces pour redéployer l’industrie de façon à moins importer, ou sur le Japon pour rééchelonner les dettes. L’idée d’un Regional rescue fund   fait son chemin malgré l’opposition des États-Unis. Le diagnostic général de la crise donne lieu à des divergences d’interprétation: du côté asiatique on croit voir la cause ultime du mal dans un excès de libéralisation, tandis que du côté américain on souligne l’insuffisance de la libéralisation.  

De fait, l’action du FMI reflète tout naturellement l’option américaine et fonde ses plans de sauvetage sur des politiques d’austérité et d’ouverture des marchés. Ces stratégies ont été mises au point en Amérique Latine où les conditions (crise des finances publiques et inflation) étaient différentes de l’Asie, où domine la crise du secteur privé. Le Fonds accorde son assistance financière sous condition: réduction des déficits, restructuration impitoyable des systèmes bancaires, démantèlement des monopoles et des entraves à la concurrence.  
Malgré l’intervention des docteurs du FMI, l’ambiance des marchés asiatiques reste délétère. Certes les balances commerciales se rétablissent mécaniquement, grâce à la dépréciation des monnaies. Mais ce redressement se fait par le bas - la baisse des importations, plutôt que par le haut - l’augmentation des exportations. L’impression des consommateurs et investisseurs asiatiques est que leurs économies sont offertes à l’avidité des firmes occidentales qui commencent à acquérir pour presque rien des sociétés locales. La crise est récurrente: les monnaies “sauvées” replongent au moindre indice négatif dans la région.  

On s’interroge sur les moyens de rétablir la situation. En premier lieu, il faut régler la question des dettes à court terme: payer, rééchelonner, transformer les dettes en actions, obtenir des moratoires. Cela est vital car les firmes qui pratiquent la chasse au dollar pour faire face à leurs obligations entraînent la chute des monnaies. A moyen terme, on s’attend à une ou deux années de purge marquées par la stagnation, l’augmentation du chômage et l’inflation. Quelques réformes minimales devront être consenties. S’agira-t-il d’un ajustement nécessaire suivi d’une reprise, ou d’une crise longue? Comment restaurer la confiance? Le problème ne serait-il pas politique? Les gouvernements en place, partiellement responsables du désastre économique, seront-ils capables de prendre les mesures nécessaires? On repose les questions idéologiques sur le rôle respectif de l’État et du marché, et sur les visées hégémoniques de l’Occident qui cherche à “ouvrir” et réformer l’Orient. En Asie même, on redoute que la Chine ne sombre à son tour, ou tout au moins ne procède à une dévaluation compétitive; le sort de l’Indonésie, au bord de la faillite en janvier 1998, suscite les plus vives inquiétudes.  

Les pays de l’ASEAN interpellent le Japon, les États-Unis et l’Europe. Par inertie ou à dessein, ceux-ci ont laissé la situation se détériorer, pourraient-ils faciliter la sortie de crise? Avec une fausse ingénuité, on rappelle qu’il y va de l’intérêt de la communauté internationale, et que la crise asiatique résulte des carences inhérentes au système financier mondial, qui pourrait à son tour être déstabilisé: la globalisation exagère l’impact des mouvements de capitaux, généralise les effets d’engouement ou de rejet. Va-t-on vers “une nouvelle crise de 1929”, pour reprendre les termes alarmistes d’un dirigeant de Moody’s Investors à Kuala Lumpur? A l’appui de cette thèse, on fait circuler le scénario noir: si la crise asiatique n’est pas maîtrisée, le marasme financier pourrait s’aggraver au Japon; obligé de vendre massivement les 320 milliards de dollars de bons du trésor américains amassés depuis les années 80, Tokyo provoquerait ainsi la chute du dollar et des marchés mondiaux.  
 

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