Gérer le développement durable en Asie ?
 
Asie 21, Futuribles, Novembre 1997
 
Rémi Perelman
Sources d'Asie
 
 
Le 8 novembre 1997, les autorités chinoises, en détournant le Yangtzé kiang, ont irréversiblement engagé la construction du barrage écologiquement le plus controversé depuis celui d’Assouan, en Haute-Égypte. Le même jour, on annonçait que les gigantesques incendies dont est victime la forêt indonésienne depuis le début du mois de septembre brûlaient encore. Ces deux événements très médiatisés, chacun dans son contexte, accompagnent la crise boursière qui secoue les places asiatiques. L’actualité jette ainsi une lumière crue sur le concept de développement durable. En effet, c’est bien pour assurer son développement à long terme que la Chine se dote d’un barrage à buts multiples, énergie, régularisation de la navigation intérieure, irrigation et maîtrise des crues. Par contre, le lac ainsi formé noie le cœur de la civilisation chinoise et bouleverse la vie de plus d’un million de personnes. L’Indonésie quant à elle, pour éviter que la surpopulation de Java  ne déséquilibre son développement, organise vers les “îles extérieures” les transmigrations de populations paysannes. Lesquelles se livrent au nettoyage par le feu des lopins de forêt qui leur sont allouées, forêts d’autant plus pénétrables que les routes des concessions forestières ont été tracées pour en permettre l’exploitation et en tirer des ressources pour le développement, non sans gaspillage semble-t-il.  

Même si la conscience environnementale ne date pas d’aujourd’hui en Asie, il y a fort à parier que le débat va prendre de l’ampleur comme de la profondeur.  

La conscience environnementale n’est évidemment pas encore un phénomène de masse en Asie. Elle n’est pas non plus suffisamment armée pour guider l’action publique des pays de la région. Elle n’en existe pas moins dans les classes moyennes urbaines et tendrait à se répandre chez ceux dont les moyens de subsistance dépendent directement des milieux productifs naturels : la terre pour les paysans, premières victimes des déséquilibres croissants du cycle de l’eau qui font alterner sécheresses et inondations ; la mer pour les pêcheurs, victimes de la pollution côtière. Les relations de cause à effet sont mieux perçues, grâce notamment à la presse. Les responsabilités humaines étant mieux cernées, la mobilisation pourrait suivre, tout en sachant que la perception traditionnelle de l’environnement y est sensiblement différente de celle qui s’est affirmée dans les pays occidentaux depuis la fin des années 60 , largement inspirée par une vision anglo-saxonnede la nature.  

En Inde ou en Malaisie, les organisations écologistes se manifestent dès le début des années 70, la Commission Économique et Sociale pour l’Asie et le Pacifique, branche régionale des Nations-Unies dont le siège est à Bangkok, organise tous les cinq ans depuis 1985 une Conférence des ministres de l’environnement des pays concernés (de l’Iran aux Fidji) et produit à chacune de ces manifestations un État de l’environnement dans la région d’une qualité qui ne le cède aujourd’hui en rien à ceux des pays développés. L’Indonésie a même été un pays où le “PNB vert” a été associé au PNB habituel, le raisonnement étant qu’il était réaliste de diminuer ce dernier à la mesure des dégradations subies par le milieu productif. Seul pays asiatique en développement à avoir mis à l’étude le concept de “comptabilité du patrimoine naturel”, avec l’aide, successivement, d’experts américain (Repetto), canadiens et enfin français, l’Indonésie dispose aujourd’hui potentiellement de l’ébauche d’un instrument de mesure dont on peut espérer qu’il contribue à rationaliser les comportements décisionnels à venir à la suite de la catastrophe de cette année. Il serait en réalité plus exact de dire : “à la suite de plusieurs catastrophes similaires”, dont la dernière ne date que de la moitié de la dernière décennie. Mais l’importance de la masse forestière encore intacte et la moindre ampleur des sinistres n’avaient pas incité les autorités à prendre les mesures voulues pour en éviter le retour.  

La gravité de la catastrophe de 1997 tient à la conjonction d’un phénomène naturel, une sécheresse - mais la plus grave depuis 50 ans  - et de l’inertie des pratiques humaines. La simple énumération de ses méfaits laisse entrevoir des conséquences à moyen et long terme considérables.  

Aux effets sur la santé publique, affectée par les pollutions atmosphériques urbaines et industrielles que la chape de fumées des incendies maintient au sol, aux gênes apportées à tous les moyens de transport, entraînant notamment des difficultés d’approvisionnement des agglomérations, au ralentissement de l’activité touristique, à une moindre production des cultures vivrières et industrielles, s’ajoutent des séquelles plus lourdes pour l’avenir d’un sous-sol ruiné jusqu’au tréfonds, puisque celui-ci, souvent constitué de tourbe et lignite, se consume sur des mètres d’épaisseur et propage insidieusement la destruction de la forêt. Ne le serait-il pas aussi gravement, que les pluies torrentielles de la prochaine mousson ravineront les sols dénudés par le feu, entraînant érosion et inondations, transport accru de débit solide, accumulation des sédiments dans les barrages-réservoirs, réduisant d’autant la production d’hydroélectricité ou l’irrigation, notamment celle des précieuses rizières. Leur renouvellement, plus rapide que prévu, va peser sur les finances publiques et retarder d’autres investissements nécessaires au pays. À plus long terme, un reboisement massif en espèces à croissance rapide, telle que l’eucalyptus, risque de déséquilibrer gravement le cycle de l’eau en asséchant les sols et d’entraîner, au détriment d’investissements productifs, des dépenses importantes pour tenter d’en pallier les effets sur l’alimentation en eau des villes et des industries ou sur l’hydraulique agricole. Enfin, une modification aussi profonde des écosystèmes, faune et flore associées, devrait retentir durant plusieurs décennies sur l’économie du pays. Ne sont pas évoquées, mais cela mériterait d’être fait, les conséquences politiques de la dégradation des relations de voisinage avec des pays dont les activités ont souffert nolens volens de la fumée des incendies indonésiens.  

Si nous nous tournons maintenant vers la Chine, le gigantisme de la retenue des Trois-Gorges implique consubstantiellement le long terme et appelle à une réflexion prospective multidimensionnelle. Quelques chiffres donneront la mesure des transformations attendues. Modifier le cours de l’un des premiers fleuves du monde, qui roule en moyenne 34 000 m3 d’eau par seconde recueillis dans un bassin versant de 1 800 000 km2 (plus de trois fois la surface de notre pays), transporte annuellement 500 millions de tonnes de matières en suspension et plus de 200 tonnes de matières en solution, créer un lac de 650 km de longueur, de près de 1000 km2 et d’une masse de 40 milliards de m3 ne vont certes pas sans prouesse technique mais non plus sans risque. Celui de ne pouvoir maîtriser l’ensemble des conséquences, positives, pour en tirer le meilleur parti, négatives, pour en réduire les effets sur la société comme sur le milieu. Tout d’abord, conserver pure cette énorme masse d’eau continentale en organisant un système complet d’épuration des rejets urbains et industriels (tout le monde a en tête l’image salie du lac Baïkal…), et, par une dynamique remontant vers l’amont, étendre la prévention des pollutions à la province du Sichuan. Cette province, la plus peuplée de Chine déverse en effet à elle seule 3,5 milliards de tonnes d’eaux usées dans le bassin du Yangtzé kiang, soit 10% de celles du pays. Ensuite, mettre à profit la réinstallation des populations déplacées et la création de villes nouvelles pour un réaménagement de cette région, comprenant des reboisements massifs pour réduire l’érosion, rééquilibrer le cycle de l’eau, dont la disponibilité est devenue un goulet d’étranglement de la croissance urbaine, croissance qui est loin d’être terminée, et accompagner la modification climatique qui résultera de l’existence d’une masse d’eau aussi considérable. Si l’on en vient au poids économique et humain de la région qui va se restructurer dans la zone de piémont où se situe la retenue des Trois-Gorges, il pourrait fonder un point d’ancrage significatif du développement intérieur vers 2020, soit une dizaine d’années après la mise en service du complexe énergétique majeur projeté (26 groupes d’alternateurs fournissant 18 200 Mégawatts). La progression du développement d’est en ouest, le long du fleuve, de Shanghaï à Nankin et de Wuhan à Shashi ne laisserait qu’un hiatus (mais à l’échelle chinoise…) avec Chongqing, la ville la plus peuplée et centre économique majeur, à défaut d’être sa capitale, de la riche province déjà citée du Sichuan, plus étendue que la France. Ainsi la géographie de la Chine développée, celle des provinces maritimes, se trouverait-elle sensiblement modifiée au cours du prochain demi-siècle.  

Ce court article n’avait pour ambition que de souligner la forte imbrication de sociétés denses et de milieux naturels aujourd’hui d’intérêt mondial qui caractérisent l’Asie et donne à la notion de développement durable une acuité particulière. La nécessité d’affronter des systèmes complexes face à une opinion publique intérieure plus avertie et à une attention internationale plus sourcilleuse confère aux gouvernements une responsabilité qu’il ne leur est plus possible d’éluder comme ils avaient pu le faire jusque dans un proche passé. Elle convie les pays à s’associer dans la mise au point d’instruments et de méthodes aptes à mieux gérer le développement.  
 

 
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