"La Chine, une marmite qui bout sans exploser"
Claude Cadart et Cheng Yingxiang
 

 La marmite chinoise bout. Elle bout depuis longtemps. Nous l'avons perçu pour notre part, Cheng Yingxiang et moi, dès 1994. Et nous nous attendions alors, à ce que son couvercle, à savoir son armature politique, militaire et policière, son appareil d'Etat et de parti unique de domination d'une classe plouto-bureaucratique éminemment parasitaire, saute et se brise en morceaux, à l'occasion par exemple de la mort du "Dernier Empereur", le camarade Deng Xiaoping. Mais ce n'est pas ce qui s'est produit. 

 Aujourd'hui, cependant, la marmite chinoise bout toujours, et nettement plus fort qu'il y a quatre ans, ainsi qu'en témoignent, entre autres choses, les efforts émouvants mais quasi-désespérés de Zhu Rongji et de Jiang Zemin pour maintenir son couvercle en place. Et les questions qui se posent à son sujet sur les deux années à venir sont, au choix, les suivantes: "Pourquoi son couvercle n'a-t-il pas encore sauté ? quand sautera-t-il ? ou  "sautera-t-il jamais ? pourquoi sauterait-il ?" 

  Pour tenter de répondre à ces questions, il convient d'observer, contradictoirement et complémentairement : 

    - primo, qu'en un sens le couvercle a déjà plus ou moins sauté puisque aussi bien le fonctionnement économique, social, policier, judiciaire, éthique, culturel et même politique réel du Continent est à l'heure actuelle semi-chaotique, puisque aussi bien le Continent se présente aujourd'hui comme un ensemble très désarticulé dont le "Centre" entretient avec les Provinces des rapports de plus en plus incertains, 
    - secundo, que le couvercle est équipé d'un nombre non-négligeable de soupapes de sécurité grâce auxquelles il a pu réussir, jusqu'ici, à continuer à danser, de façon quasi-acrobatique, au-dessus de la marmite. 

    I - La marmite bout; les faiblesses du couvercle 

       A. Brûlantes infrastructures, 
       B. Ardentes structures intermédiaires et super-structures.
    II - La marmite a beau bouillir, le couvercle reste fort 
    III - Les soupapes de sécurité de l'ensemble du système  
       A.  les espaces de liberté , 
       B.  de multiples tolérances, 
       C. le nationalisme. 
       
 
 
     
     I - La marmite bout; les faiblesses du couvercle 
  A. Brûlantes infrastructures 

- Démographie. La croissance de la population est mal maîtrisée; elle l'est beaucoup plus mal sur le terrain que sur le papier. 
- Géographie. Le manque de terres arables (par tête d'habitant) s'est encore aggravé, sous le double effet de la spéculation immobilière et d'une destruction "sauvage" de l'environnement (caractère révélateur, à cet égard, de la tragédie des inondations de l'été 1998). 
- Economie. Chute de la croissance liée à la chute des exportations, à la chute des investissements étrangers, à  un excès de retour au centralisme qui pénalise l'économie des provinces les plus dynamiques, aux maladresses des opérations d'assainissement du système bancaire. Sans être abandonnée, la réforme des entreprises d'Etat est freinée, ce qui ne peut que contribuer à l'accroissement de la dette publique interne. 

 La demande intérieure prendra difficilement le relais des exportations en tant que moteur de la croissance en raison du fait que sans l'apport des savoir-faire techniques du Japon, de l'Amérique du Nord et de l'Europe, les entreprises chinoises auront bien de la peine à se développer. Il y a, certes, d'excellents ingénieurs chinois, mais leur nombre est très insuffisant par rapport aux besoins et le restera durant longtemps. De toute façon, la relance de la demande intérieure et les grands travaux d'investissement ne pourront être financés que par l'inflation. 

 B. Ardentes structures intermédiaires et super-structures. 

- Chômage colossal, très supérieur au chômage officiellement, avoué, tant dans les villes qu'à la campagne, du fait des excès de population et des licenciements massifs de salariés des entreprises d'Etat et de fonctionnaires. 
- Misère énorme. 
- Rébellions multiples à l'échelon local, tant dans les villes qu'à la campagne, liées à l'exaspération des contradictions entre une minorité  de nantis et une majorité de pauvres et de misérables, ainsi qu'au mécontentement provoqué par la corruption et le régime de l'arbitraire. 
- Rébellions qui vont jusqu'à l'organisation d'attentats à la bombe en divers endroits du pays, ces attentats ne devant être imputés qu'en partie aux "minorités nationales" en révolte. 
- Réveil des "minorités nationales" encore capables de se révolter (celles du Xinjiang notamment). 
- Exaspération des contradictions entre les provinces pauvres de l'intérieur et les provinces riches des régions côtières. 
-  Tentatives d'unification des mécontentements divers et localisés qui travaillent l'ensemble du pays, celle de la mise en place d'un parti démocrate étant la plus spectaculaire et, aux yeux du pouvoir, la plus inquiétante. D'où la répression immédiate de ses auteurs par le pouvoir: il fallait tuer le mouvement dans l'úuf. 
- L'ordre public reste des plus incertains, mis à part quelques îlots où il règne à peu près. La criminalité de droit commun augmente presque partout. 
 

II - La marmite a beau bouillir, le couvercle reste fort 

- Les contradictions internes à la classe dirigeante restent secondaires par rapport à celles qui l'opposent dans son ensemble aux classes dirigées. 
-  L'appareil de répression reste partout, pour ce motif, extrêmement efficace, qu'il s'agisse de celui de la police (des polices, devrait-on dire) ou de celui des différents corps de l'Armée. 
-  Le contrôle de l'information reste également des plus efficaces, en dépit du fait que l'information venue de l'étranger franchisse de plus en plus aisément les frontières. C'est grâce à lui que le pouvoir a réussi à capitaliser à son profit la tragédie des inondations de l'été 1998 alors qu'il était patent qu'elle dénonçait ses  insuffisances. 
-  L'arriération culturelle et politique de la majorité des Chinois, leur endurance proverbiale, leur désorientation morale du fait de la liquidation de l'éthique traditionnelle et de l'éthique communiste vraie, favorisent énormément la perpétuation de la domination de la plouto-bureaucratie régnante. 
 

III - Les soupapes de sécurité de l'ensemble du système 

 Ces soupapes sont nombreuses et très opérantes, tant à l'échelon local qu'à l'échelon national. C'est sur elles qu'il convient de fixer l'attention pour comprendre pourquoi la marmite bout sans exploser. 

 A.  Les plus opérantes d'entre elles sont celles que représentent les espaces de liberté relative ouverts à presque toutes les catégories de citoyens par la politique des "réformes" et de l'"ouverture", par la désarticulation économique du pays, par son état semi-chaotique même, et par le fait que le régime politique a cessé d'être totalitaire pour ne plus être qu'autoritaire, ces espaces de liberté relative étant ceux de : 
-  la liberté relative d'entreprendre, 
-  la liberté relative de voyager dans l'ensemble du pays, de ne plus rester obligatoirement attaché à son trou, 
-  la liberté relative de penser, de discuter et même de publier laissée à une intelligentsia toujours très active, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur du Parti, cette liberté-là trouvant son expression dans le succès de livres comme ceux de He Qinglian ou de journaux comme le "Nanfang zhoumo". 

 B.  De multiples tolérances permettent également de rendre moins douloureuses les adaptations de la société à sa modernisation. Exemples: 
-  la pratique du xia-gang, c'est à dire d'une mise en congé assortie d'une indemnité et du maintien du droit au logement et du droit à être soigné gratuitement pour nombre de salariés des entreprises d'État mises en faillite, ou en voie de "restructuration", 
-  l'aide des banques aux achats d'appartements (crédit à très long terme), 
-  Le fait que le pouvoir ferme presque partout les yeux sur le travail au noir, 
-  le fait que le pouvoir respecte l'épargne des Chinois, 
-  la tolérance à l'endroit de la décomposition des múurs. 

 C.  Enfin, sur le plan moral et "idéologique", le nationalisme de l'écrasante majorité des Chinois du Continent, constamment flatté par le pouvoir, reste une des soupapes de sécurité majeures de l'ensemble du système. Il permet également d'apaiser les mécontentements récurrents de l'Armée. Sa nécessité interne explique dans une large mesure l'agressivité de la politique extérieure du Continent, telle que la conduit le "Centre", à l'égard de l'Asie du Sud-Est et de Taïwan pour le moment en particulier.