L'ouvrage
L' auteur et son ouvrage
Madame He Qinglian est une économiste éprouvée; elle a déjà publié, en chinois, nombre de travaux de recherche d'un niveau scientifique largement reconnu. Ses recherches s'inspirent d'enquêtes sur le terrain ou sur dossiers tirés de la très riche presse chinoise, économique et politique, nationale et provinciale. Diplômée de l'Université Fudan de Shanghai, enseignante et chercheur, elle réside depuis quelques années à Shenzhen, au Guangdong, où elle observe à chaud comment le système socialiste chinois se mue en un embryon de système capitaliste. Mais c'est une Hunanaise; elle est de Shaoyang. Je l'ai rencontrée à Shenzhen, en 1994. Nous avons eu ensemble une longue conversation, à bâtons rompus, sur les aspects nouveaux de l'évolution socio-économique de Shenzhen, modèle et miroir de la région du Sud.
Elle parlait alors avec une certaine espérance mêlée de scepticisme de la réforme du régime de l'habitation en ville, lequel devait permettre aux salariés et aux cadres modestes d'acheter à crédit un logement... Elle m'avait aussi rapporté un certain nombre de faits saisissants sur la montée de la corruption et de la criminalité à Shenzhen et dans la région. L'ouvrage de He Qinglian dont je rends compte en partie, est intéressant à un triple titre :
La deuxième partie
de l'ouvrage de He Qinglian concerne l'évolution de la société
chinoise, rurale et urbaine, la démographie, la résurgence
des vieux démons... Je me bornerai ici à évoquer la
première partie du livre II. Éléments proprement économiques
du livre "La Chine prise au piège". Très riche, très
touffu et très chinois, il ne serait pas des plus facile à
rendre en langue occidentale. La pensée de l'auteur n'en est pas
moins à la fois très claire et très ferme.
La thèse fondamentale de la première partie du livre est la suivante: depuis le début des années 1990, l'accumulation primitive du capital en Chine s'est faite, et de plus en plus, sous le régime de la "privatisation spontanée" (zifa siyouhua) de la propriété publique, essentiellement de la propriété d'État. Cette "privatisation spontanée", que nous appellerions sans doute en Occident, plus crûment, une "privatisation sauvage", est elle-même la dérivée d'une quête sans merci de la rente maximale que peuvent tirer les détenteurs de pouvoir de la situation qu'ils occupent dans la hiérarchie de l'exercice du pouvoir, du haut en bas de l'échelle. Cette recherche acharnée des profits attachés à la position occupée dans la bureaucratie, quíelle soit centrale, provinciale ou locale, He Qinglian la nomme en utilisant deux caractères chinois seulement, que líon transcrit xunzu. Ce terme revient sans cesse sous sa plume, dans la première partie de son ouvrage. Pour décrire le processus de la privatisation spontanée de la propriété publique, cependant, elle suit deux démarches : l'analyse des conditions dans lesquelles les réformateurs chinois se sont débarrassés de l'héritage et celle de l'examen des deux principaux procédés par lesquels les détenteurs de pouvoir se disputent et se partagent les différents éléments de la propriété publique.
Première démarche. Líauteur analyse les conditions dans lesquelles les réformateurs chinois se sont débarrassés de l'héritage de trente années d'économie d'État centralisée et planifiée.
Les quatre éléments de cet héritage étaient
(et demeurent jusqu'à un certain point) les suivants : le contrôle
les ressources naturelles (matières premières, sources d'énergie)
et leur répartition entre les agents de la vie économique
est assuré par l'État ; le propriétaire de la terre,
de toute la terre est l'État ; l'emploi à vie est garanti
à la quasi-totalité des habitants des villes, qui travaillent
dans des entreprises d'État; la répartition des revenus des
entreprises d'État entre les travailleurs est relativement égalitaire.
Ces quatre éléments de l'héritage de la période
1949-1979 étaient autant d'obstacles au passage à une économie
de marché et, qui plus est, à une économie de marché
ouverte sur le monde extérieur.
Mais ce furent en même temps ceux qu'utilisèrent et qu'utilisent
toujours les détenteurs de pouvoir pour se partager la propriété
publique. En tant que maîtres de la répartition des ressources
naturelles, ils pouvaient les vendre aux plus offrants et au meilleur prix,
ils devenaient, corrupteurs et corrompus, les détenteurs de rentes
éminemment lucratives. En tant que maîtres de la terre, ils
pouvaient se lancer dans des opérations immobilières également
des plus lucratives, notamment par le biais d'entreprises mixtes, de joint-ventures
qui leur permettaient d'attirer les capitaux étrangers et de faire
disparaître, peu à peu, dans le néant, la part de la
propriété d'État dans ces joint-ventures. En tant
que maîtres des entreprises d'État, ils pouvaient employer
l'argent public à combler les déficits d'unités de
production de biens et de services de moins en moins rentables.
Mais, du même coup, ils permettaient à une masse d'environ
200 millions de travailleurs en sur-nombre de continuer à vivoter,
de plus en plus chichement, cependant que se développaient les secteurs
de plus en plus rentables de l'économie dite collective (entreprises
de bourgs et de cantons) et de l'économie privée (purement
chinoise ou mixte). Ils préparaient de la sorte la liquidation du
système de l'emploi à vie et de la rémunération
égalitaire. On estimait encore à environ 200 milliards de
renminbi la somme que l'État avait à verser chaque année
aux entreprises d'État pour combler leurs déficits, en 1996.
Deuxième démarche. Les deux principaux procédés par lesquels les détenteurs de pouvoir se disputent et se partagent les différents éléments de la propriété publique : son pillage par líactionnariat ; main basse sur le foncier.
Un actionnariat qui permet de piller les entreprises d'État.
À líorigine, disons dans les années 1980, líactionnariat,
tel que líavaient conçu certains économistes réformisants,
de conserve avec les réformateurs au pouvoir, devait être
le ìsésame ouvre-toi" díentreprises sclérosées,
líinstrument de leur résurrection. L'idée était
la suivante : l'État et le personnel de l'entreprise se partagent
la plupart des actions représentant la richesse de l'entreprise,
le marché n'intervenant qu'à titre complémentaire,
pour remplir une fonction régulatrice. Le directeur de l'entreprise
rendait des comptes díabord à un Comité administratif
des actionnaires, ensuite à l'ensemble du personnel de l'entreprise.
On espérait, de la sorte, atteindre deux objectifs : revitaliser
l'entreprise et la démocratiser. Officiellement encouragé
à la fin des années 1980, cet actionnariat-là ne suscita
guère l'enthousiasme... jusqu'au milieu de l'année 1991.
A partir de la seconde moitié de 1991, au contraire, il connut
un tel succès que ce fut finalement le déluge. Et pourquoi
cela ? Parce qu'il cessa, en même temps, d'être ce qu'il devait
être. Les actions qui représentaient les entreprises d'État
eurent beau ne pas être cotées sur un marché public,
elles le furent bel et bien sur un marché fermé, "opaque"
ou faiblement transparent, non-réglementé, anarchique il
faut bien le dire, à l'intérieur duquel se côtoyaient
initiés, non-initiés et semi-initiés. Et l'on se mit
à se les arracher, à les acheter, à les vendre et
à les revendre...
Les entreprises ainsi privatisées changèrent de raison
sociale, certes ; mais, pour la plupart, elles gardèrent leur ancienne
équipe de direction et n'élevèrent guère leur
niveau de rentabilité en termes d'économie réelle.
Pour pouvoir vendre leurs actions, on leur fabriquait pendant un temps
des taux de profit sans lien avec la réalité, quitte à
les proclamer ensuite en faillite pour s'en partager les dépouilles.
Et quand le mécanisme des entreprises mixtes, des joint-ventures,
fut introduit dans ce jeu infernal, le partage des dépouilles de
toutes ces entreprises atteignit à son comble, avec le concours
des Chinois de l'extérieur, Chinois de Hong Kong en tête,
à travers toutes sortes de tours de passe-passe illicites et toutes
sortes de mouvements purement spéculatifs enregistrés par
des Bourses douteuses, à Shanghai, à Shenzhen etc..., avec
des prolongements parfois très surprenants à la Bourse de
Hong Kong (cas de red chips d'avant la rétrocession du Territoire).
Soyons plus précis à cet égard : avant la création
d'une joint-venture, on ne procède même pas à l'estimation
de la valeur réelle des biens de l'entreprise auquel va s'associer
le partenaire étranger et qu'il va s'attacher à "sauver"
ou à "moderniser", ou bien líon sous-estime délibérément
cette valeur réelle. Après quoi, le partenaire étranger
rétribue ses associés chinois en les gratifiant, soit de
dessous-de-table considérables, soit de nouvelles actions, soit
d'une part totalement fantaisiste de bénéfices réalisés
au cours de l'exercice financier considéré. Les bureaucrates
chinois se sont donc enrichis, mais en volant líÉtat. D'après
He Qinglian, dès la fin de 1992, l'État avait déjà
été ainsi volé de 46 milliards de renminbi.
Main basse sur la terre et spéculation immobilière
par le biais de la mise sous enclos.
Zones de développement "pilotes" par excellence, les Zones économiques
spéciales de Shenzhen et de Zhuhai avaient été, dès
1987-1989, le théâtre d'une expérience encourageante
: celle de la mise sous enclos d'un certain nombre de terrains appartenant
à l'État en vue de les louer ou de les concéder, à
prix relativement modestes et pour un certain nombre d'années, à
des constructeurs de villas, d'appartements de luxe, de logements
ordinaires, d'usines, d'aéroports, de parcs d'amusement, etc...
à de multiples investisseurs et entrepreneurs, Chinois du Continent,
de Hong Kong, de TaïwanÖou étrangers.
Cette mise sous enclos, que l'on appelle quandi en chinois, n'était
pas sans rappeler le processus de l'enclosure
des
terres arables dont l'Europe en général et plus spécialement
l'Angleterre avaient été le théâtre aux 18e
et 19e siècles. Certes, mais avec une différence considérable.
La mise sous enclos à la chinoise visant en effet à la modernisation
du pays, les " enclos " étaient destinés à l'industrialisation
et à l'urbanisation. Conséquence dramatique dans un pays
où elles faisaient déjà cruellement défaut
: une réduction sensible de la superficie des terres arablesÖ
La vague du quandi, cependant, n'était guère sortie des
Zones économiques spéciales jusqu'en 1992, en dépit
du fait qu'elle avait été légalement préparée
dès le mois de mai 1990 par la publication d'une série de
"règlements concernant la mise en location ou l'attribution en concession
de terrains appartenant à l'État", dans les villes et dans
les bourgs. A partir de 1992, au contraire, elle déferle, tout en
changeant rapidement de sens. Elle donne en effet lieu à des opérations
de caractère de plus en plus spéculatif et de moins en moins
productif dont les détenteurs de pouvoir à tous les niveaux
(central, provincial, municipal) tirent le plus grand profit avec le concours
d'une foule d'investisseurs-spéculateurs de Hong Kong, de Taïwan,
etc... saisis par le mirage de ìlíinépuisable" marché
et de la croissance galopante, "miraculeuse", du PNB chinois.
Les Taïwanais investissent surtout, de la sorte, à Xiamen
et à Fuzhou ; les Hongkongais, au Guangdong ; les Japonais, à
Dalian, à Tianjin, à Qingdao. Qu'ils investissent dans l'achat
du droit à occuper le terrain ou dans la construction et l'aménagement
du terrain dont ils obtiennent la concession, ce qu'ils investissent dans
l'immobilier est considérable. À Shanghai et Pudong, ce qu'ils
y investissent représentent les neuf dixièmes de tout ce
qu'ils investissent, à partir de 1993. Et la manne de la spéculation
immobilière qui sort du Continent dope le marché immobilier
de Hong Kong à hauteur de 10% de son total. En 1993, dans les 6
000 zones de développement urbain de l'ensemble de la Chine, les
terrains à construire et à aménager ont une surface
totale de 150.000 kilomètres carrés, soit 10% de la surface
occupée par l'ensemble des villes chinoises.
Mais ce sont surtout les provinces du Fujian, du Zhejiang, du Jiangsu,
du Shandong et du Guangdong, l'Ile de Hainan et Shanghai-Pudong qui sont
saisies par la fièvre de l'immobilier. L'investissement dans l'immobilier
de ces sept unités représente 60 % du total de l'investissement
national dans l'immobilier. Les détenteurs de pouvoir ayant toute
facilité pour se faire prêter l'argent nécessaire à
leurs spéculations par les banques, les bénéfices
qu'ils réalisent en jouant sur l'immobilier sont énormes.
Les cadres des provinces de l'intérieur alimentent ainsi la spéculation
dans les villes et les provinces côtières, faisant faire la
culbute au prix des terrains à de nombreuses reprises.
Mais il arrive un moment où le jeu ne peut plus continuer. Et
c'est ce qui se produit à partir de 1994. Alors les terrains mis
sous enclos n'enferment plus que de la terre en friche (de la bonne
terre arable très souvent), dans l'attente d'un acheteur improbable,
ou des immeubles invendus, invendables. Dans les 3OO zones de développement
du Hunan, par exemple, 2.485 kilomètres carrés de bonnes
terres sont laissées inexploitées. À Hainan et à
Shenzhen, les terres fertiles, les vergers et les étangs de pêche
mis sous enclos sont très nombreux à devenir stériles
; et il en résulte que les prix des produits de l'agriculture et
de la pêche flambent.
Le salariat urbain, sur lequel l'État fondait grand espoir pour
qu'il achète des logements neufs, n'est plus en mesure de les payer,
même à prix modéré et à crédit
aux conditions très avantageuses proposées par les banques.
Il accumule l'épargne, imperturbablement, pour la vieillesse ou
pour l'éducation des enfants.
En conclusion, le pouvoir entretient délibérément
la confusion sur ce qui est propriété publique, propriété
collective et propriété privée. Il s'attache à
ce que les frontières entre ces trois types de propriété
restent mouvantes, floues. Et c'est là, à mon sens, que réside
l'un des aspects les plus évidents du "mal chinois".
Les responsables des entreprises publiques s'estiment personnellement
détenteurs d'un droit illimité d'user et d'abuser de la richesse
qu'elles représentent tout en pratiquant la politique de la chaise
vide dès qu'il s'agit d'assumer la responsabilité de leur
gestion.
Les incertitudes qu'engendre une telle situation autorisent toutes
sortes de transactions souterraines et favorisent la généralisation
de la corruption. Ainsi se trouve constituée une longue chaîne
de pillage et de dilapidation du capital industriel, des matières
premières et des ressources naturelles du pays au bout de laquelle
s'échappent finalement les fonds publics en direction de l'étranger,
soit pour y demeurer, soit pour rentrer en Chine, mais privatisés.
Dans un pareil brouillard, les entreprises publiques deviennent, les
unes après les autres, de véritables coquilles vides, en
termes d'économie réelle, tout en représentant pour
les finances de l'État et pour celles des provinces un fardeau écrasant,
une sorte de tonneau des Danaïdes.
Dans ces conditions, la nécessité de les déclarer
en faillite ou de les privatiser tout en les "dégraissant" s'imposera
tôt ou tard, avec pour conséquence inévitable la mise
sur le pavé de millions de chômeurs et d'interminables souffrances
pour la population laborieuse.
*****
Progressivement,
dans líAngleterre rurale des 16è-18è siècles,
puis dans le reste de líEurope au 19è siècle, en vue
de favoriser le développement díune agriculture intensive
et de líélevage du mouton, la pratique des enclosures (líanglais
ayant emprunté ce mot au français du 13è siècle,
níen modifiant que líaccent) consistait, pour les grands
propriétaires, à clôturer leurs champs et les terrains
communaux quíils síappropriaient ainsi que les espaces de
vaine pâture, souvent marécageux, quíils mettaient
en valeur par le drainage. Avec la concentration de la propriété,
la disparition des pratiques communautaires comme celle de líindustrie
familiale a considérablement réduit les ressources des petits
propriétaires . Un grand nombre díentre eux ont dû
partir grossir les villes en constituant le premier prolétariat,
compagnon de la Révolution industrielle.