MODALITES ACROBATIQUES DE LA PRIVATISATION  A LA CHINOISE DE LA PROPRIETE PUBLIQUE
He Qinglian (Mme), "Zhongguo de xianjing" (La Chine prise au piège), Hong Kong, 1997.
La partie économique du  livre est présentée par Mme Cheng Yingxiang
CHENG Yingxiang est politologue, historienne, ancien directeur de recherche de la Fondation nationale des sciences politiques (CERI). Spécialiste de la politique intérieure chinoise, elle est líauteur et coauteur de divers ouvrages dont Líenvol du communisme en Chine.



L' auteur

L'ouvrage

Xunzu, moteur de la privatisation spontanée
Conclusion

L' auteur  et son ouvrage

Madame He Qinglian est une économiste éprouvée; elle a déjà publié, en chinois, nombre de travaux de recherche d'un niveau scientifique largement reconnu. Ses recherches s'inspirent d'enquêtes sur le terrain ou sur dossiers tirés de la très riche presse chinoise, économique et politique, nationale et provinciale. Diplômée de l'Université Fudan de Shanghai, enseignante  et chercheur, elle réside depuis quelques années à Shenzhen, au Guangdong, où elle observe à chaud comment le système socialiste chinois se mue en un embryon de système capitaliste. Mais c'est une Hunanaise; elle est de Shaoyang. Je l'ai rencontrée à Shenzhen, en 1994. Nous avons eu ensemble une longue conversation, à bâtons rompus, sur les aspects nouveaux de l'évolution socio-économique de Shenzhen, modèle et miroir de la région du Sud.

Elle parlait alors avec une certaine espérance mêlée de scepticisme de la réforme du régime de l'habitation en ville, lequel devait permettre aux salariés et aux cadres modestes d'acheter à crédit un logement... Elle m'avait aussi rapporté un certain nombre de faits saisissants sur la montée de la corruption et de la criminalité à Shenzhen et dans la région. L'ouvrage de He Qinglian dont je rends compte en partie, est intéressant à un triple titre :

La première partie du livre est une description méticuleuse, sous toutes les facettes, de la façon dont s'effectue "l'accumulation primitive du capital" en Chine, depuis que ce pays est entré dans l'économie mondiale, c'est à dire depuis le début des années 1990. En fait, il ne s'agit, à mon avis, que de la description de ce que j'appellerai la deuxième accumulation primitive du capital, la première ayant été accomplie par l'État de 1949 à 1979, sous le régime de la planification centralisée de l'économie nationale, impliquant une sur-exploitation de la main-d'úuvre rurale et urbaine. Les années 1980 devant être considérées comme celles du passage de la première à la seconde. En d'autres termes, l'objet de cette première partie du livre est de montrer de quelle façon le capital accumulé sous l'ancien régime de la propriété "socialiste" s'est transformé en capital destiné à faire fonctionner une économie d'essence capitaliste.

La deuxième partie de l'ouvrage de He Qinglian concerne l'évolution de la société chinoise, rurale et urbaine, la démographie, la résurgence des vieux démons... Je me bornerai ici à évoquer la première partie du livre II. Éléments proprement économiques du livre "La Chine prise au piège". Très riche, très touffu et très chinois, il ne serait pas des plus facile à rendre en langue occidentale. La pensée de l'auteur n'en est pas moins à la fois très claire et très ferme.
 


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Xunzu, moteur de la privatisation spontanée


 


La thèse fondamentale de la première partie du livre est la suivante: depuis le début des années 1990, l'accumulation primitive du capital en Chine s'est faite, et de plus en plus, sous le régime de la "privatisation spontanée" (zifa siyouhua) de la propriété publique, essentiellement de la propriété d'État. Cette "privatisation spontanée", que nous appellerions sans doute en Occident, plus crûment, une "privatisation sauvage", est elle-même la dérivée d'une quête sans merci de la rente maximale que peuvent tirer les détenteurs de pouvoir de la situation qu'ils occupent dans la hiérarchie de l'exercice du pouvoir, du haut en bas de l'échelle. Cette recherche acharnée des profits attachés à la position occupée dans la bureaucratie, quíelle soit centrale, provinciale ou locale, He Qinglian la nomme en utilisant deux caractères chinois seulement, que líon transcrit xunzu. Ce terme revient sans cesse sous sa plume, dans la première partie de son ouvrage. Pour décrire le processus de la privatisation spontanée de la propriété publique, cependant, elle suit deux démarches : l'analyse des conditions dans lesquelles les réformateurs chinois se sont débarrassés de l'héritage et celle de l'examen des deux principaux procédés par lesquels les détenteurs de pouvoir se disputent et se partagent les différents éléments de la propriété publique.

Première démarche. Líauteur analyse les conditions dans lesquelles les réformateurs chinois se sont débarrassés de l'héritage de trente années d'économie d'État centralisée et planifiée.

Les quatre éléments de cet héritage étaient (et demeurent jusqu'à un certain point) les suivants : le contrôle les ressources naturelles (matières premières, sources d'énergie) et leur répartition entre les agents de la vie économique est assuré par l'État ; le propriétaire de la terre, de toute la terre est l'État ; l'emploi à vie est garanti à la quasi-totalité des habitants des villes, qui travaillent dans des entreprises d'État; la répartition des revenus des entreprises d'État entre les travailleurs est relativement égalitaire. Ces quatre éléments de l'héritage de la période 1949-1979 étaient autant d'obstacles au passage à une économie de marché et, qui plus est, à une économie de marché ouverte sur le monde extérieur.
Mais ce furent en même temps ceux qu'utilisèrent et qu'utilisent toujours les détenteurs de pouvoir pour se partager la propriété publique. En tant que maîtres de la répartition des ressources naturelles, ils pouvaient les vendre aux plus offrants et au meilleur prix, ils devenaient, corrupteurs et corrompus, les détenteurs de rentes éminemment lucratives. En tant que maîtres de la terre, ils pouvaient se lancer dans des opérations immobilières également des plus lucratives, notamment par le biais d'entreprises mixtes, de joint-ventures qui leur permettaient d'attirer les capitaux étrangers et de faire disparaître, peu à peu, dans le néant, la part de la propriété d'État dans ces joint-ventures. En tant que maîtres des entreprises d'État, ils pouvaient employer l'argent public à combler les déficits d'unités de production de biens et de services de moins en moins rentables.
Mais, du même coup, ils permettaient à une masse d'environ  200 millions de travailleurs en sur-nombre de continuer à vivoter, de plus en plus chichement, cependant que se développaient les secteurs de plus en plus rentables de l'économie dite collective (entreprises de bourgs et de cantons) et de l'économie privée (purement chinoise ou mixte). Ils préparaient de la sorte la liquidation du système de l'emploi à vie et de la rémunération égalitaire. On estimait encore à environ 200 milliards de renminbi la somme que l'État avait à verser chaque année aux entreprises d'État pour combler leurs déficits, en 1996.

Deuxième démarche. Les deux principaux procédés par lesquels les détenteurs de pouvoir se disputent et se partagent les différents éléments de la propriété publique : son pillage par líactionnariat ; main basse sur le foncier.

Un actionnariat qui permet de piller les entreprises d'État.
À líorigine, disons dans les années 1980, líactionnariat, tel que líavaient conçu certains économistes réformisants, de conserve avec les réformateurs au pouvoir, devait être le ìsésame ouvre-toi" díentreprises sclérosées, líinstrument de leur résurrection. L'idée était la suivante : l'État et le personnel de l'entreprise se partagent la plupart des actions représentant la richesse de l'entreprise, le marché n'intervenant qu'à titre complémentaire, pour remplir une fonction régulatrice. Le directeur de l'entreprise rendait des comptes díabord à un Comité administratif des actionnaires, ensuite à l'ensemble du personnel de l'entreprise. On espérait, de la sorte, atteindre deux objectifs : revitaliser l'entreprise et la démocratiser. Officiellement encouragé à la fin des années 1980, cet actionnariat-là ne suscita guère l'enthousiasme... jusqu'au milieu de l'année 1991.
A partir de la seconde moitié de 1991, au contraire, il connut un tel succès que ce fut finalement le déluge. Et pourquoi cela ? Parce qu'il cessa, en même temps, d'être ce qu'il devait être. Les actions qui représentaient les entreprises d'État eurent beau ne pas être cotées sur un marché public,  elles le furent bel et bien sur un marché fermé, "opaque" ou faiblement transparent, non-réglementé, anarchique il faut bien le dire, à l'intérieur duquel se côtoyaient initiés, non-initiés et semi-initiés. Et l'on se mit à se les arracher, à les acheter, à les vendre et à les revendre...
Les entreprises ainsi privatisées changèrent de raison sociale, certes ; mais, pour la plupart, elles gardèrent leur ancienne équipe de direction et n'élevèrent guère leur niveau de rentabilité en termes d'économie réelle. Pour pouvoir vendre leurs actions, on leur fabriquait pendant un temps des taux de profit sans lien avec la réalité, quitte à les proclamer ensuite en faillite pour s'en partager les dépouilles.
Et quand le mécanisme des entreprises mixtes, des joint-ventures, fut introduit dans ce jeu infernal, le partage des dépouilles de toutes ces entreprises atteignit à son comble, avec le concours des Chinois de l'extérieur, Chinois de Hong Kong en tête, à travers toutes sortes de tours de passe-passe illicites et toutes sortes de mouvements purement spéculatifs enregistrés par des Bourses douteuses, à Shanghai, à Shenzhen etc..., avec des prolongements parfois très surprenants à la Bourse de Hong Kong (cas de red chips d'avant la rétrocession du Territoire).
Soyons plus précis à cet égard : avant la création d'une joint-venture, on ne procède même pas à l'estimation de la valeur réelle des biens de l'entreprise auquel va s'associer le partenaire étranger et qu'il va s'attacher à "sauver" ou à "moderniser", ou bien líon sous-estime délibérément cette valeur réelle. Après quoi, le partenaire étranger rétribue ses associés chinois en les gratifiant, soit de dessous-de-table considérables, soit de nouvelles actions, soit d'une part totalement fantaisiste de bénéfices réalisés au cours de l'exercice financier considéré. Les bureaucrates chinois se sont donc enrichis, mais en volant líÉtat. D'après He Qinglian, dès la fin de 1992, l'État avait déjà été ainsi volé de 46 milliards de renminbi.

Main basse sur la terre et spéculation immobilière par le biais de la mise sous enclos.
Zones de développement "pilotes" par excellence, les Zones économiques spéciales de Shenzhen et de Zhuhai avaient été, dès 1987-1989, le théâtre d'une expérience encourageante : celle de la mise sous enclos d'un certain nombre de terrains appartenant à l'État en vue de les louer ou de les concéder, à prix relativement modestes et pour un certain nombre d'années, à des constructeurs de villas, d'appartements  de luxe, de logements ordinaires, d'usines, d'aéroports, de parcs d'amusement, etc... à de multiples investisseurs et entrepreneurs, Chinois du Continent, de Hong Kong, de TaïwanÖou étrangers.
Cette mise sous enclos, que l'on appelle quandi en chinois, n'était pas sans rappeler le processus de l'enclosure des terres arables dont l'Europe en général et plus spécialement l'Angleterre avaient été le théâtre aux 18e et 19e siècles. Certes, mais avec une différence considérable. La mise sous enclos à la chinoise visant en effet à la modernisation du pays, les " enclos " étaient destinés à l'industrialisation et à l'urbanisation. Conséquence dramatique dans un pays où elles faisaient déjà cruellement défaut : une réduction sensible de la superficie des terres arablesÖ
La vague du quandi, cependant, n'était guère sortie des Zones économiques spéciales jusqu'en 1992, en dépit du fait qu'elle avait été légalement préparée dès le mois de mai 1990 par la publication d'une série de "règlements concernant la mise en location ou l'attribution en concession de terrains appartenant à l'État", dans les villes et dans les bourgs. A partir de 1992, au contraire, elle déferle, tout en changeant rapidement de sens. Elle donne en effet lieu à des opérations de caractère de plus en plus spéculatif et de moins en moins productif dont les détenteurs de pouvoir à tous les niveaux (central, provincial, municipal) tirent le plus grand profit avec le concours d'une foule d'investisseurs-spéculateurs de Hong Kong, de Taïwan, etc... saisis par le mirage de ìlíinépuisable" marché et de la croissance galopante, "miraculeuse", du PNB chinois.
Les Taïwanais investissent surtout, de la sorte, à Xiamen et à Fuzhou ; les Hongkongais, au Guangdong ; les Japonais, à Dalian, à Tianjin, à Qingdao. Qu'ils investissent dans l'achat du droit à occuper le terrain ou dans la construction et l'aménagement du terrain dont ils obtiennent la concession, ce qu'ils investissent dans l'immobilier est considérable. À Shanghai et Pudong, ce qu'ils y investissent représentent les neuf dixièmes de tout ce qu'ils investissent, à partir de 1993. Et la manne de la spéculation immobilière qui sort du Continent dope le marché immobilier de Hong Kong à hauteur de 10% de son total. En 1993, dans les 6 000 zones de développement urbain de l'ensemble de la Chine, les terrains à construire et à aménager ont une surface totale de 150.000 kilomètres carrés, soit 10% de la surface occupée par l'ensemble des villes chinoises.
Mais ce sont surtout les provinces du Fujian, du Zhejiang, du Jiangsu, du Shandong et du Guangdong, l'Ile de Hainan et Shanghai-Pudong qui sont saisies par la fièvre de l'immobilier. L'investissement dans l'immobilier de ces sept unités représente 60 % du total de l'investissement national dans l'immobilier. Les détenteurs de pouvoir ayant toute facilité pour se faire prêter l'argent nécessaire à leurs spéculations par les banques, les bénéfices qu'ils réalisent en jouant sur l'immobilier sont énormes. Les cadres des provinces de l'intérieur alimentent ainsi la spéculation dans les villes et les provinces côtières, faisant faire la culbute au prix des terrains à de nombreuses reprises.
Mais il arrive un moment où le jeu ne peut plus continuer. Et  c'est ce qui se produit à partir de 1994. Alors les terrains mis sous enclos n'enferment plus  que de la terre en friche (de la bonne terre arable très souvent), dans l'attente d'un acheteur improbable, ou des immeubles invendus, invendables. Dans les 3OO zones de développement du Hunan, par exemple, 2.485 kilomètres carrés de bonnes terres sont laissées inexploitées. À Hainan et à Shenzhen, les terres fertiles, les vergers et les étangs de pêche mis sous enclos sont très nombreux à devenir stériles ; et il en résulte que les prix des produits de l'agriculture et de la pêche flambent.
Le salariat urbain, sur lequel l'État fondait grand espoir pour qu'il achète des logements neufs, n'est plus en mesure de les payer, même à prix modéré et à crédit aux conditions très avantageuses proposées par les banques. Il accumule l'épargne, imperturbablement, pour la vieillesse ou pour l'éducation des enfants.

En conclusion, le pouvoir entretient délibérément la confusion sur ce qui est propriété publique, propriété collective et propriété privée. Il s'attache à ce que les frontières entre ces trois types de propriété restent mouvantes, floues. Et c'est là, à mon sens, que réside l'un des aspects les plus évidents du "mal chinois".
Les responsables des entreprises publiques s'estiment personnellement détenteurs d'un droit illimité d'user et d'abuser de la richesse qu'elles représentent tout en pratiquant la politique de la chaise vide dès qu'il s'agit d'assumer la responsabilité de leur gestion.
Les incertitudes qu'engendre une telle situation autorisent toutes sortes de transactions souterraines et favorisent la généralisation de la corruption. Ainsi se trouve constituée une longue chaîne de pillage et de dilapidation du capital industriel, des matières premières et des ressources naturelles du pays au bout de laquelle s'échappent finalement les fonds publics en direction de l'étranger, soit pour y demeurer, soit pour rentrer en Chine, mais privatisés.
Dans un pareil brouillard, les entreprises publiques deviennent, les unes après les autres, de véritables coquilles vides, en termes d'économie réelle, tout en représentant pour les finances de l'État et pour celles des provinces un fardeau écrasant, une sorte de tonneau des Danaïdes.
Dans ces conditions, la nécessité de les déclarer en faillite ou de les privatiser tout en les "dégraissant" s'imposera tôt ou tard, avec pour conséquence inévitable la mise sur le pavé de millions de chômeurs et d'interminables souffrances pour la population laborieuse.
 


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Progressivement, dans líAngleterre rurale des 16è-18è siècles, puis dans le reste de líEurope au 19è siècle, en vue de favoriser le développement díune agriculture intensive et de líélevage du mouton, la pratique des enclosures (líanglais ayant emprunté ce mot au français du 13è siècle, níen modifiant que líaccent) consistait, pour les grands propriétaires, à clôturer leurs champs et les terrains communaux quíils síappropriaient ainsi que les espaces de vaine pâture, souvent marécageux, quíils mettaient en valeur par le drainage. Avec la concentration de la propriété, la disparition des pratiques communautaires comme celle de líindustrie familiale a considérablement réduit les ressources des petits propriétaires . Un grand nombre díentre eux ont dû partir grossir les villes en constituant le premier prolétariat, compagnon de la Révolution industrielle.