VIÊT NAM, QUEL AVENIR ? Article paru dans le N° 85 septembre 1999 de la revue DEFENSE (Institut des hautes études de défense nationale) Les
atouts économiques du Viet Nam
Un pays qui trop longtemps a fait la une de l’actualité tragique.
Aujourd’hui on n’en parle plus guère. Il en reste une image contrastée.
Celle d’un peuple tenace et courageux en guerre pendant plus de trente
ans. Elle est ternie par celle des " boat people " et de la décennie
d’occupation du Cambodge. Le régime communiste apparaît un
vestige d’une époque révolue et projette l’image d’un pays
figé. Un pays encore trop pauvre pour intéresser les analystes
de la crise financière asiatique. On l’omet le plus souvent.
Or c’est sans doute, à dix ou quinze ans, un des pays les plus prometteurs
de la région.
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La géographie du Viêt-Nam en révèle les atouts permanents. Le pays possède deux deltas rizicoles majeurs, celui du fleuve Rouge au nord et celui du Mékong au sud ; il s’étire sur 1600 km le long d’une des mers les plus naviguées du monde, la mer de Chine méridionale. La grande voie maritime qui conduit de Chine, Corée, Japon aux détroits de Malacca et de la Sonde vers l’Asie du sud, l’Europe et l’Afrique passe au large du delta du Mékong. Déjà cette région méridionale du Viêt-Nam est devenue le pôle principal de croissance au point de déséquilibrer le pays. 78.059.100 habitants fin 1998, plus de 100 millions vers 2015 : c’est un frein dans l’immédiat à l’augmentation du niveau de vie, mais un atout certain dans un avenir proche si la croissance économique continue. Le Viêt-Nam est après l’Indonésie le pays le plus peuplé d’Asie du Sud-est. Et il est homogène. Les kinh constituent 87% de la population. La minorité morcelée en 53 ethnies dans les montagnes et hauts plateaux pauvres ne peut menacer l’unité nationale. Une situation qu’envieraient l’Indonésie et bien d’autres pays d’ailleurs dans cette région instable. La Chine, le grand voisin, a fait peser un risque sur toute l’histoire du Viêt-Nam. Il pèse encore avec le différend frontalier sur les îles Paracels et Spratley. Paradoxalement c’est un atout pour le pays. Pendant plus de 1000 ans province chinoise, le pays depuis son indépendance au dixième siècle a dû se défendre contre les tentatives de reconquête de toutes les dynasties chinoises sans exception. La dernière agression armée date de 1979. Ce n’est pas si loin. Tous les vietnamiens savent qu’un Etat fort garantit leur indépendance qu’ils ont perdue dans les périodes sombres d’affaiblissement de l’État. Cette tradition étatique millénaire profondément ancrée est un atout décisif pour affronter le prochain siècle. Dans l’ère culturelle chinoise, le Viêt-Nam a reçu de précieux apports : un goût pour l’étude qui élève aujourd’hui le niveau des connaissances, une vision du monde optimiste où l’homme concourt à l’harmonie de l’univers, un temps long école de ténacité ouvert aux visées stratégiques. Certes, la vie urbaine comme partout apporte son lot de maux sociaux et distend les liens familiaux. Pourtant la famille tient bon. Le culte des ancêtres, son ciment, combattu naguère par le régime revient en force, comme les valeurs de l’homme de bien, le " quân tu " confucéen. Mais le Viêt-Nam peut-il dès aujourd’hui exploiter ses atouts ? Qu’on traite d’économie, de culture, ou de la société vietnamienne, bien vite l’interlocuteur occidental évoque le régime communiste. Il intrigue. Pourquoi n’a-t-il pas disparu comme en Europe ? Il dure parce qu’il assure l’unité du pays. La réunification de 1975 et la brutale mise au pas du Sud qui a suivi y a laissé bien des rancœurs et pourtant tous les vietnamiens se félicitent de l’unité nationale retrouvée. Qu’en serait-il de l’unité dans un régime de multipartisme où inévitablement certains partis chercheraient à réveiller ces rancœurs pour asseoir leur pouvoir. Cette voie trouble est barrée. Le parti unique pour préserver sa cohésion donc sa survie est contraint à de savants équilibres internes . Le secrétaire général du parti est du Nord, le président de la République, du Centre, le premier ministre, du Sud . Depuis les récents troubles politiques d’Indonésie et de Malaisie le parti enrichit son discours d’une formule nouvelle : “le parti garantit la stabilité du pays“. L’argument porte. Après tant de guerres qui furent aussi des guerres civiles, la paix intérieure n’a pas de prix… Le parti unique dure parce qu’il s’est efforcé de substituer une légitimité fondée sur le développement à celle issue des guerres d’indépendance. La croissance économique de 1991 à 98 au rythme annuel supérieur à 8,1 % en apporte la preuve au citoyen. Après la terrible décennie 80 la rupture est nette. Cette croissance se poursuivra-t-elle ? Elle s’est au moins maintenue en 1998 à 5,8% alors qu’elle fut nulle ou négative dans les autres pays du Sud-est asiatique. Ce n’est qu’un répit dû au contrôle des changes que le Viêt-Nam a conservé, lit-on parfois. Ce répit peut être mis à profit pour parer aux répercussions de la crise qui a tant surpris l’Asie. Le parti communiste dure parce qu’il s’est inévitablement libéralisé en acceptant l’essor de l’initiative privée. Tout foyer d’initiative économique est une sphère de liberté. De gré ou de force le parti a dû suivre le mouvement qu’il avait déclenché. Mais il ne faut pas s’abuser. L’exclusion du parti en janvier 1999 du général Trân Dô qui voulait un débat public sur le rôle du parti dans la société prouve qu’il y a des questions interdites. Le risque majeur qui pèse sur le parti communiste est l’ajournement des décisions qui le divisent. Pour éviter la constitution d’une minorité permanente, amorce du multipartisme, on recherche le consensus et pour le préserver on est tenté d’éluder les questions qui divisent or ce sont souvent les plus cruciales. Enfin peut-on lutter contre la corruption lorsqu’il n’y a pas d’opposition constituée pour dénoncer les corrompus ? Un parti unique ne peut éliminer ces deux risques, au moins peut-il essayer de les gérer. Le PC vietnamien semble s’y employer. C’est pourquoi il maîtrise encore l’avenir. Confusément se dessine un projet : s’adapter au monde moderne en déplaçant des points d’équilibre : équilibre entre la maîtrise publique d’un développement durable et l’ouverture accrue à l’économie de marché, équilibre entre les exigences d’un développement national et les apports positifs de la " mondialisation économique", équilibre entre le souci d’un développement social et la nécessité d’une croissance rapide facteur d’inégalités.. La croissance économique forte de ce pays pauvre peut- elle se poursuivre ? L’année 1999 apportera la réponse. De 1991 à 1998 le PIB par tête est passé de 122 $ à 330 $. C’est encore peu et range le Viêt-Nam parmi les PMA, pays les moins avancés. Maintenir une croissance forte est donc nécessaire. Dans les années 1995-97 la Banque mondiale critiquait avec assurance la politique économique du Viêt-Nam. Il fallait démanteler au plus vite les obstacles aux échanges extérieurs financiers et commerciaux : agréments des investissements, licences d’importation, contrôle des changes… Le rapport sur l’économie du Viêt-Nam " rising to the challenge " publié par la Banque en novembre 1998 est plus modeste. Il admet implicitement que les excès d’une libéralisation trop rapide en Asie du Sud-est furent en partie cause de la crise financière de la région. Il dresse la liste des mesures prises par le nouveau gouvernement Phan Van Khai pour alléger ces procédures trop lourdes et entreprendre les réformes nécessaires à la poursuite de la croissance. Le secteur public en 1998 a encore assuré 40,2 % du PIB. Sur 5.800 entreprises publiques plus de la moitié sont déficitaires. L’assainissement est indispensable. Mais l’exemple chinois est ici médité. Après avoir proclamé sa volonté d’assainir son secteur public la Chine marque un temps d’arrêt, à la suite des graves mouvements sociaux déclenchés par les licenciements massifs dans ses entreprises publiques. Alors le Viêt-Nam " actionnarise " prudemment : 120 entreprises en 1998, 400 en 1999. On est encore loin du compte. C’est le budget de l’État et des provinces ou les banques publiques invitées à prêter qui épongent ce déficit. Les créances douteuses des banques s’accroissent d’autant. Il n’y a guère d’autre voie de résorption du déficit que celle d’une réforme progressive mais persévérante par restructuration interne des entreprises, privatisation, dissolution. Le secteur bancaire a lui aussi grand besoin de réformes. Les lois de novembre 1997 sur la Banque d’Etat du Viêt-Nam, sur les institutions de crédit, la directive de juillet 1998 sur le contrôle des banques et la création d’un " comité de restructuration bancaire " ouvrent enfin les réformes. Leur mise en œuvre demandera du temps. Sous capitalisation des banques publiques, créances douteuses mal inventoriées, gestion et rentabilité médiocres. Mais les banques entravées par le contrôle des changes et la réglementation bancaire, n’ont pu s’endetter en devises aussi imprudemment que leurs consœurs d’Asie. Et les banques étrangères, agréées parcimonieusement, ont surtout accompagné des investisseurs étrangers et financé des opérations de commerce extérieur. Leur impact sur l’économie interne reste modeste. La chance du Viêt-Nam est paradoxalement le rôle marginal qu’y joue le secteur bancaire. Le total des dépôts dans les banques représentait en 1998 seulement 18 % du PIB et le total des encours de crédit moins de 6 milliards de $ soit 20 % du PIB . Ce qui est faible. Echaudés par l’effondrement bancaire des années 80 qui les avait spoliés de leurs économies, les vietnamiens préfèrent encore thésauriser leur épargne en dollars ou en " chi " d’or. Une grave crise bancaire aurait un effet limité sur l’économie nationale. On peut donc réformer le système bancaire sans précipitation. L’urgence est moindre que dans les autres pays d’Asie en crise. Le déficit commercial de deux milliards de $ en 1998 n’est pas alarmant. Il pèse évidemment sur la balance des paiements courants et des réserves de devises fort modestes. Mais la communauté financière internationale a accordé 2,7 Mds $ au Viêt-Nam le 8 /12/ 98 et le premier ministre a enfin convaincu le Japon d’inscrire le Viet Nam parmi les bénéficiaires du fonds MIYAZAWA. Le pays avait été oublié au motif qu’il avait apparemment traversé sans encombre la crise financière asiatique. Evidemment les exportations sont plus difficiles dans ce contexte de crise, d’autant que le dông vietnamien par glissements contrôlés ne s’est déprécié vis à vis du $ que de 23% de février 1997 à février 1999 alors que les monnaies des pays voisins subirent des dévaluations bien plus profondes. Cela flatte la fierté nationale mais n’encourage pas les exportations. Qu’un pays émergent qui s’équipe ait une balance commerciale déficitaire n’a rien d’exceptionnel ni d’irrémédiable. En fait, l’avenir de l’économie se joue ailleurs. La décollectivisation de l’agriculture dès la décennie 80 fut le moteur de la croissance. L’allocation des terres aux familles paysannes selon leurs besoins par baux de longue durée, la dissolution de fait des coopératives obligatoires ont libéré une formidable énergie. Ce pays hanté durant des siècles par la famine est devenu en moins de dix ans le second exportateur mondial de riz et depuis peu le troisième de café. Les cultures de plantation, l’aquaculture, l’élevage porcin et avicole sont en croissance constante. Les ruraux, 79 % de la population totale, furent les premiers bénéficiaires de cet essor. À la fin de la décennie, l’ouverture à l’initiative privée du commerce, de l’artisanat, de la construction, des transports a entraîné un autre essor de l’économie familiale qui a gagné la ville. Cette économie familiale a assuré 34 % du PIB en 1998. Mais elle est largement " informelle ", veut ignorer le fisc, le code du travail, le droit. Elle favorise la contrebande. Elle prive aujourd’hui l’État des ressources nécessaires aux services publics de l’éducation et de la santé. Elle bloque le développement des entreprises industrielles soumises au droit en leur infligeant une concurrence déloyale. Bref cette économie familiale, moteur de la croissance, rencontre aujourd’hui ses limites. Il faut l’intégrer dans l’État moderne. C’est difficile car elle a su constituer ses groupes de pression. . Il faut un nouveau moteur à la croissance. Les capitaux étrangers ont eu jusqu’à maintenant un faible rôle dans la croissance vietnamienne. Le secteur d’investissement étranger n’a assuré que 9,8 % du PIB en 1998. Sa part s’élève à 14, 5 % si on y inclut les entreprises à capitaux mixtes. Mais les crédits internationaux d’équipement, de la B A D notamment, concourent déjà pour une bonne part au taux élevé de formation brute de capital . Depuis 1995 ce taux oscille entre 27 et 29 % du PIB . Ces crédits modernisent le pays, rendent possible la création d’industries qui ne pourraient se passer d’infrastructures de transport, de télécommunication… Les capitaux étrangers, secondaires dans la première phase de croissance, deviennent indispensables aujourd’hui pour faire franchir à cette économie, rurale, " informelle " et empêtrée dans l’héritage d’entreprises publiques soviétiques le saut dans la modernité. Ils apporteront la rigueur industrielle et les technologies qui manquent. Trop longtemps les ministères vietnamiens ont fait la fine bouche devant les propositions des investisseurs étrangers qui se pressaient à leur porte, multipliant les entraves administratives à plaisir. Depuis juillet 1997 les temps ont bien changé. Le rapport de force s’est inversé. On tente aujourd’hui de séduire. Depuis janvier 1999 le premier ministre en personne réunit chaque trimestre les hommes d’affaires étrangers pour écouter leurs doléances, prévenir leurs désirs. La presse est mobilisée pour y faire écho. C’est une révolution culturelle . Elle peut porter ses fruits. Les investisseurs asiatiques reviennent déjà, dès que leurs déboires internes sont surmontés. Les allemands, les italiens, les hollandais et les suisses reprennent confiance dans ce climat nouveau. Ils savent qu’il faut investir avant que les américains n’arrivent en force. Or ceux ci sont encore retenus par l’absence d’accord commercial entre les États-Unis et le Viêt-Nam. La plupart font l’analyse que ce pays est un des plus prometteurs dans la région, que son retard économique même est en soi une réserve de croissance, que ses problèmes actuels largement conjoncturels ne sont pas insurmontables et que le gouvernement semble vouloir y faire face . Or, c’est le moment que choisit le Centre français du commerce extérieur et la Compagnie française d'assurance du commerce international (COFACE) pour apprécier le risque-pays à moyen terme sur le Viêt-Nam comme un " risque élevé " (cf : Le Moniteur du commerce international, MOCI, du 28/1/99). Cette appréciation établie, semble-t-il, sur des informations partielles ou périmées signifie en clair : le Viêt-Nam, surtout n’y allez pas !. Elle est d’autant plus regrettable que depuis le VIIè Sommet des chefs d’Etat et de gouvernement de la Francophonie à Hanoï en novembre 1997, la sympathie pour la France s’est renouvelée. Cette appréciation dommageable traduit, hélas, un aveuglement stratégique assez fréquent en France dans les jugements sur l’Asie. ***** - Nhà xuât ban thông kê ; |