FALUNGONG ou L’ENERGIE DE LA ROUE DE LA LOI

Claude Cadart et Cheng Yingxiang
Ier-3 décembre 1999


 

L’une des nouveautés les plus spectaculaires de l’an 1999 en Chine continentale aura été le surgissement d’un mouvement de contestation polie mais résolue de l’ordre “communiste” établi de dimensions nationales: le mouvement clandestinement bien organisé et très discipliné du Falungong, un mouvement qu’en dépit du déploiement d’un vigoureux appareil de répression, le Parti n’a toujours pas réussi à étrangler, quatre mois après l’avoir interdit. 

 Il va de soi qu’avant d’être porteuse d’avenir, elle est porteuse de passé, puisque le Falungong s’inscrit dans le droit fil de trois traditions fort anciennes:

- la pratique des arts martiaux (gongfu) et d’une gymnastique de contrôle de soi par la respiration (qigong) quotidiennement visible dans les jardins publics d’un bout à l’autre du pays, jusqu’en juillet 1999 à tout le moins, conviviale le plus souvent (convivialité de quartier, d’entreprise, de condition sociale, de génération, de sexe, etc...);
- les croyances de caractère plus ou moins superstitieux dérivées du taoïsme et du bouddhisme qui imbibent depuis des siècles l’esprit des humbles et de beaucoup de moins-humbles, dans les villes comme à la campagne; 
- la reconstitution récurrente de sociétés secrètes légitimées par le devoir d’en finir avec les dynasties indignes, condamnées par le Ciel.
 Pour anciennes qu’elles soient, toutefois, ces trois traditions-là sont demeurées vivantes, dans les profondeurs de ce qu’il est convenu d’appeler la “société civile”, en dépit de trente années d’endoctrinement marxo-lénino-stalino-maoïste (1949-1979), quand elles n’y ont pas été revitalisées par la nécessité de combler l’énorme vide ouvert dans les esprits par une double décennie de décomposition idéologique de la classe dirigeante (1979-1999). Et le mérite du Falungong n’est pas seulement d’avoir réussi à les recombiner mais encore et surtout à les moderniser, et cela de quatre façons. Il les a enrichies de quelques visions pan-cosmiques empruntées aux adeptes yankees des églises délirantes du secteur du “New Age”. Il leur a imprimé un tour “non-violent”, à la Gandhi, entièrement nouveau pour la Chine (ses membres se laissent tranquillement arrêter par la police quand ils manifestent, et cette noble attitude leur vaut l’admiration des “larges masses”). Il les a portées au maximum de l’efficacité organisationnelle et combative en jouant avec adresse du téléphone portable et de toutes les subtilités communicantes ultra-rapides de la Toile. Enfin et surtout, il leur a donné une résonance impressionnante en réussissant à se rendre quasi-insaisissable en même temps qu’à “contaminer” presque toutes les couches de la population, dans les grandes villes, et même à “gangrener” une partie non-négligeable des cadres de l’Armée, de l’Etat et du Parti. Et il est parvenu, de la sorte, à rassembler, voire à fédérer trois séries de mécontentements: le mécontentement religieux des victimes d’un pouvoir qui ne tolère qu’en paroles la liberté des cultes (culte de Confucius mis à part); le mécontentement éthique de tous ceux qu’indigne la généralisation-banalisation de la corruption; et le mécontentement social de toutes les victimes d’une politique de “réformes” et d’”ouverture” cruellement appliquée (retraités misérables, licenciés des entreprises d’Etat, ruraux proches des grandes villes grugés par leurs bureaucrates locaux etc...).

 On ne saurait nier, dès lors, que son entrée en scène soit révélatrice du caractère de plus en plus instable de la situation économique, sociale, politique et “spirituelle” de l’ensemble du pays. 

 L’une des particularités du Falungong, et l’une des raisons de son succès est que ses exercices sont excellents pour la santé et de nature à faire de vous un individu physiquement redoutable. Quand on ajoute à cela qu’il bénéficie des sympathies de nombreux jeunes entrepreneurs qui n’en peuvent plus de se voir rogner les ailes par des nuées de bureaucrates aussi avides qu’incompétents, ainsi que des sympathies de tous les Chinois qui, sans lui appartenir, pratiquant le qigong ou le gongfu, on comprend mieux la méfiance qu’il inspire aux dirigeants de Pékin.

 La solidité de ce mouvement est de toute évidence très supérieure à celle qu’a jamais eue le mouvement démocratique chinois. Mais il ne suffit pas qu’il soit résistant; il faut encore qu’il soit très plastique, et, par voie de conséquence, susceptible d’être récupéré par des forces hostiles aux détenteurs actuels du pouvoir suprême et à la stratégie de combinaison d’un régime politique ultra-autoritaire et d’un régime économique capitaliste “sauvage” qui est la leur depuis le début de 1992. Le Falungong cultivant des valeurs qui, pour respectables qu’elles soient, ont sans doute moins à voir avec la démocratie qu’avec le culte du grand-chef-éclairé-parce-qu’intègre, il semble peu probable qu’il fasse jonction avec les tenants de la liberté d’expression publique et du pluri-partisme. Les Jiang Zemin et les Zhu Rongji pourraient, par contre, avoir sujet de craindre qu’à défaut de les menacer en s’associant aux démocratisants de l’extérieur et de l’intérieur du Parti, le Falungong ne soit joué contre eux par les hyper-conservateurs, les nostalgiques de l’ère Mao, ou par quelque faction de généraux “progressistes” bonapartisants.

 Les Européens et les Anglo-Américains qui se promènent en Chine ou qui y travaillent régulièrement sont pour la plupart très frappés non par le calme qui y règne mais par le fait que, presque partout, on y travaille sans relâche, on y réalise une croissance très anarchique certes mais une croissance réelle, rapide, et par le fait que, pour nombreuses qu’elles soient, les manifestations locales de mécontentement des victimes sociales de cette croissance-là restent locales. Ils disent: “La Chine à l’heure actuelle ? Mais c’est l’Europe du XIXe Siècle!”. Ou encore: “La Chine à l’heure actuelle? Mais c’est la France de Zola!” (remarque plus juste si l’on veut bien se souvenir de la peinture impitoyable que Zola faisait de la société de son temps).

 On a beau jeu, bien sûr, de leur faire remarquer que la France de Zola fonctionnait sous le régime de lois bien établies, que l’on pouvait s’y risquer à crier “J’accuse!” sans être immédiatement envoyé au laogai, que l’on est encore bien loin de cela en Chine, que l’exploitation de l’homme par l’homme y a pris au cours de ces huit dernières années un tour de plus en plus dur, de moins en moins bien toléré en tout cas, et qu’un phénomène comme le surgissement du Falungong est l’un des signes annonciateurs d’une inévitables mutation prochaine du système socio-politique chinois (qu’il s’agisse d’une mutation brutale ou pacifique, régressive ou dynamisante). Mais ils vous répondent alors, presque toujours: “Vous prenez vos désirs (ou vos craintes) pour des réalités. Il y a déjà plus d’un lustre que les Cassandre de votre espèce nous prédisent tous les trois mois que la marmite chinoise est sur le point d’exploser... sans que jamais elle n’explose. De multiples faits plaident en faveur de votre hypothèse. Et il va de soi que le surgissement du Falungong est l’un d’eux. Mais d’autres faits, non moins nombreux et non moins éloquents, plaident en faveur de l’hypothèse inverse, annoncent qu’il est possible d’associer durablement, ainsi que Deng Xiaoping en avait eu l’intuition, gros bâton politico-idéologique et carotte socio-économique de la quête sans merci du profit personnel. La marmite chinoise est encore munie d’un nombre trop élevé de soupapes de sûreté pour qu’elle risque de se désintégrer avant longtemps. La Roue de la Loi (Falun) peut tourner fort, à l’intérieur de la marmite. Elle n’en fera point sauter le couvercle”.

 Ces gens-là ont-ils tort ? Nous pensons que oui. Ce qui pourrait, toutefois, leur donner raison est que le rythme de l’évolution naturelle de la société demeure beaucoup plus lent en Chine que dans la plupart des autres grands pays, du fait des excès de pesanteur qu’y représentent le gigantisme démographique, l’arriération des mentalités, un esprit de soumission plusieurs fois séculaire, l’incapacité à concevoir une solution de rechange crédible au système existant, la corruptibilité des “élites”, le souci délirant de la “face”, le très mauvais exemple de la démocratisation pervertie de l’ex-Union soviétique et la formidable puissance d’un appareil de répression soigneusement construit, entretenu et perfectionné par la classe dirigeante depuis cinq décennies. Une situation de nature à rendre inévitable dans un délai de cinq ans soit une révolution  (violente ou “de velours”) soit le recours à un “sauveur” ténèbreux et belliciste dans un pays d’Occident peut, en effet, rester gelée pendant beaucoup plus de temps au pays des Célestes, surtout si l’Occident fait le maximum pour qu’elle l’y reste. Mais pas indéfiniment.
 


 Falungong, soit le qigong de la Roue de la Loi. Un gourou: Li Hongzhi, actuellement exilé aux Etats-Unis, âgé de près de 5O ans. Un livre de référence de nature à inspirer plus ou moins étroitement ses membres: “Zhuan Falun”/”Faire tourner la Roue de la Loi”. Nombre de membres : élevé mais incertain, les estimations variant, selon les sources, de quelques millions à plusieurs dizaines de millions rien que pour la Chine continentale.

 Le mouvement est lancé à Pékin au début des années 1990. Son surgissement en tant que formation d’importance nationale date du 25 avril 1999. Ce jour-là, 10.000 de ses membres se livrent à Pékin à une manifestation silencieuses et “pétrifiée” à seule fin d’obtenir des autorités qu’elles le reconnaissent en tant que mouvement autonome, qu’elles lui accordent droit de cité. Le Parti et le gouvernement décident, après quelque hésitation, de le mettre hors la loi. Du 20 au 22 juillet 1999, ils font procéder à l’arrestation de plus de 2O.OOO de ses membres, rien qu’à Pékin, puis en annoncent l’interdiction. Ils n’ont pas cessé, depuis, d’en poursuivre la répression, parallèlement à celle des démocratisants, qu’ils conduisent, elle, depuis le 4 juin 1989.

 Bibliographie. Nouvelles récurrentes dans “Le Monde”, “Le Figaro”, l’”International Herald Tribune”, depuis la fin d’avril 1999. Dans “Le Monde”, plusieurs articles pertinents de Francis Deron et de Fédéric Bobin. Bonne présentation dans “Marianne” du 2-8 août 1999, due à Benjamin Loulan, pages 38 et suivantes.