Le génie de l'Inde
Guy Sorman

Cinquième partie : les messages de l’Inde

12- L’Inde en nous
13- Gandhi qui vient

Épilogue 

le réenchantement du monde



 
 

12- L’Inde en nous

La tolérance pourrait nous être apportée par la prochaine vague venant de l’Inde, la quatrième. Quelles sont donc les trois précédentes ?

La première remonte à vingt-trois siècles lorsque l’Occident était le voisin immédiat de l’Inde. Avant que l’islam ne vienne s’interposer, l’empire, successivement perse, hellène et romain s’étendait en effet de la Méditerranée à l’Indus. Taxila, dont les vestiges subsistent dans le Pakistan d’aujourd’hui a été l’ancienne capitale hellène en Inde. Les échanges étaient actifs entre ces deux mondes. Lorsque le roi Ashoka, qui régnait alors sur l’Inde chargea des missionnaires de porter la parole du Bouddha à l’extérieur du royaume, il en envoya autant vers l’ouest que vers la Chine. Ils fondèrent de grands monastères au Moyen-Orient (Antioche, Alexandrie). Ils étaient encore présents au IVè siècle de notre ère. Leurs prêches dans le monde hellénique y infusèrent une sagesse empreint de charité, d’amour et de renoncement, traits absents des religions méditerranéennes. Par esséniens interposés dont Jésus aurait été proche, ils auraient pu inspirer le discours sur la montagne. Par ailleurs bien de leurs rites ont été intégrés depuis les origines dans la liturgie chrétienne (cloches, encens…). Cette continuité envisagée de l’Inde au Christ ne nie en rien la Révélation chrétienne pour ceux qui y adhèrent ; mais elle introduit un coin entre juifs et chrétiens qui pourraient, dit l’auteur, expliquer quelques siècles de malentendus…et renforcer la vision de Teilhard de Chardin d’une Révélation qui serait universelle et transiterait par de multiples prophètes. 

La seconde vague du génie indien, au siècle des Lumières. La pensée dogmatique et ethnocentrique qui nous gouvernait jusque-là fut ébranlée par la découverte d’autres mondes tout aussi civilisés que pouvait l’être le nôtre. Si l’intérêt pour la Chine d’alors était d’ordre politique et démonstratif, il fut religieux et discret pour l’Inde. Il apparut que la pensée indienne constituait un véritable système philosophique, enseigné au siècle suivant dans les universités allemandes et au Collège de France au même rang que la philosophie grecque. Puis à la fin du XIXè siècle, à la passion de l’Inde succéda l’oubli, comme l’explique Roger-Pol Droit (L’oubli de l’Inde, une amnésie philosophique, Le culte du néant, les philosophes et le Bouddha).

La troisième vague, frémissante à partir des années 60, est clairement ancrée en Inde avec le poète précurseur américain Allen Ginsberg (la non-violence des flowers people, les drogues douces…) et par Lanza del Vasto en France. Après un temps de maturation en Californie elle déferle en 1968. Il s’est sans doute agi du premier mouvement de masse gandhien en Occident, visant en fait à changer la vie plutôt que la société, comme on l’avait pensé sur le coup. La non-violence des étudiants s’imposa comme stratégie de masse, malgré l’hostilité de leurs camarades communistes, et eu raison des brutalités policières. Le comportement social en reste marqué par l’écologie et par un regard sur le monde plus aimant que conquérant, que l’auteur assimile au féminisme. Ces deux thèmes indissociables ne sont qu’à l’aube de leur développement. Pour l’heure, nous ne savons pas encore quoi en faire, tant ils sont en rupture avec la volonté de puissance. L’auteur estime que le XXIè siècle “pourrait devoir à la pensée indienne ses caractères les plus neufs, dans une version optimiste de l’Histoire où la faiblesse deviendrait une force, la beauté une valeur, la nature un trésor, le féminin, en nous et autour de nous, un principe plus digne et plus respectable que la force brute“.

Une quatrième vague indienne bruisse aujourd’hui très discrètement pour l’instant aux oreilles de l’Occident : celle du sens de la tolérance et non la vague religieuse destinée à combler les manques d’un Occident matérialiste à la recherche de repères spirituels. Si l’Inde reste chargée de religiosité et de mysticisme, elle ne pratique pas le prosélytisme, s’il y a toujours quelques Occidentaux pour y assouvir leurs fantasmes, il y à loin d’une adhésion à des théologies complexes. Par ailleurs, l’Occident a produit autant de saints et de mystiques que l’Inde et les États-Unis protestants constituent une nation d’apparence aussi dévote. C’est l’Europe laïque qui fait exception. La religion résisterait-elle donc mieux là où elle est décentralisée, diversifiée et ritualisée ? S’il avait malgré tout une modification de l’attitude inspirée de l’Inde, elle résulterait de l’Inde imaginée par l’Occident et non de sa réalité : ce serait l’évolution vers un spiritualisme individuel, au croisement du yoga indien et du pentecôtisme américain, une religion privatisée confinée dans de petites communautés. Par contre, en un temps où les Occidentaux s’interrogent sur leur devenir en société, l’Inde réelle illustre une manière de vivre ensemble différente de la manière occidentale. La diversification des sociétés, la légitimité reconnue à toute minorité, le brassage de populations d’origines, de confessions, de langues variées rendent désormais insaisissable la définition simple de ce qu’est l’identité nationale. Le salut n’est certainement pas dans le combat d’arrière-garde du national-chauvinisme. Il nous faut inventer la démocratie culturelle en assouplissant notre conception simpliste de l’identité, telle que l’Europe des États-nations l’a forgée, non sans nuances d’ailleurs, au fil de l’Histoire. L’Inde nous apprendrait à mieux assumer les contradictions sans chercher systématiquement à les réduire au détriment de la fantaisie et de l’imagination. Tel serait le fond du message contemporain de l’Inde au reste du monde. Cette quatrième vague, celle du sens de la tolérance de la différence, serait le point de départ d’un long apprentissage pour admettre que la différence est la norme et qu’il existe mille et une manières d’être humain, comme l’illustre la foisonnante richesse des civilisations. L’authenticité de l’Inde est fondée sur sa très ancienne connaissance de l’identité multiple en nous.
 

13- Gandhi qui vient

L’essentiel de l’enseignement politique et économique de Gandhi reste à explorer. Appelant à imiter son comportement plus qu’à y rechercher une idéologie, Gandhi invitait l’individu à faire effort sur lui-même pour se changer et changer le monde. Non l’inverse. En cela il est à la fois porteur d’un message universel et conforme à la tradition indienne du sage. Mettant l’efficacité de l’exemplarité du comportement au-dessus de toute proclamation partisane, de lutte politique et de recherche de pouvoir, il propose à chacun d’adopter une position avant tout morale et non-violente. En gardant à l’esprit qu’il n’existe pas une idéologie gandhienne distincte du comportement individuel de ceux qui s’en réclament, il est possible de considérer que le gandhisme nous apporte trois grands enseignement.

Le premier, le plus connu mais pas nécessairement le mieux compris, tient à l'éthique, c’est la non-violence (ahimsa) ou “désobéissance civile“. Loin d’être synonyme de passivité, cette attitude est une façon d’agir sur l’Histoire, une alternative concrète à la guerre. Comme toute action, elle ne réussit pas à tous les coups. Mais elle est de plus en plus utilisée : Martin Luther King aux États-Unis, Solidarnosc en Pologne, le Mouvement des 77 en Tchécoslovaquie, Nelson Mandela en Afrique du sud, Aung San Suu Kyi en Birmanie, la secte Falun Gong en Chine, Ibrahim Rugova au Kosovo. Avec des succès divers, tous ont au moins déstabilisé les adversaires de la cause qu’ils défendaient, et ce, dans des contextes nationaux et culturels très divers : de l’Inde à l’universel. La non-violence a cependant des limites. N’agissant que sur la conscience de l’autre, qui finit par admettre que sa position n’a plus de justification morale, elle suppose qu’il soit doté de conscience et d’une morale partagée. Ce qui explique ses échecs ou sa faible efficacité lorsque l’adversaire fait fi de la morale ou entend la détruire : juifs contre nazis, Rugova contre Milosevic, Falun Gong contre Pékin. 

La non-violence n’est pas la fin de toute violence, mais elle offre une option supplémentaire à l’humanité et, mondialisation éthique, elle étend le champ possible du gandhisme. La prévalence du regard féminin sur le monde ajoutera une voie de plus dans le règlement des conflits, à l’instar de Gandhi qui, contre la colonisation britannique recherchait la paix et non la victoire, reconnaissant par anticipation le voisin de demain dans l’ennemi d’aujourd’hui. Le message est cependant troublé par les bruits de violence qui parviennent régulièrement en Occident : massacres intercommunautaires, meurtres d’épouses, menaces de guerre avec les pays voisins… Sans en nier la réalité, il faut la relativiser. L’Inde n’a jamais connu les immenses catastrophes humaines qui marquent les pays voisins d’idéologie totalitaire ou les massacres sporadiques que connaît l’Afrique. Dans un pays où toutes les conditions sont réunies pour un affrontement permanent et, où une presse diversifiée et libre relate le moindre événement, il est remarquable que, rapportées au gigantisme de la population, aux inégalités et aux différences qui la traversent, les violences soient si peu nombreuses. De plus, l’analyse des faits montre que lorsque violence il y a, celle-ci résulte d’un comportement imité de l’Occident ou d’une urbanisation mal maîtrisée plus que le fruit de la tradition indienne.

Le deuxième message gandhien porte sur l’économie. Critiquant les excès d’une société de consommation qui ne peut être la seule fin du développement, Gandhi propose à son pays -et nous pouvons l’entendre- une alternative entre la croissance sans finalité des pays riches et l’absence de croissance des pays pauvres : la quête de la dignité pour tous. Les nouveaux modes de communication permettent désormais le développement d’une économie plus souple, moins exigeante en concentrations humaines à l’origine de déséquilibres majeurs. La conversion gandhienne en économie n’implique pas l’hostilité à l’innovation, mais une réflexion renouvelée sur son bon usage. Le progrès technique et l’économie de marché doivent comporter une dimension morale et être mesurés à l’aune de la dignité des besoins personnels. Les arbitrages en faveur de la nature, de la santé ou de la culture font évoluer les sociétés occidentales dans ce sens.

Le troisième message est de nature politique. Gandhi considérait l’État-nation comme une invention européenne inadaptée à son pays, et plus généralement, comme une catégorie institutionnelle trop rigide pour épouser la diversité des situations possibles. Il proposait que l’on reconnaisse l’“anarchie harmonieuse“ des fédérations de communautés et de villages autogérés. Une utopie, puisée dans la pratique des panchayats. Elle peut néanmoins inspirer une démarche en germe grâce à la cyberculture, qui débordant les États centralisés renforcera les communautés dans la multiplicité des initiatives. L’Inde n’est pas loin, si l’on considère que parmi les fondateurs de l’Internet, nombreux sont ceux qui, anciens hippies californiens, y séjournèrent dans les années 60 et vécurent en communautés végétariennes. 

Une nouvelle organisation du monde, “en villages“ verrait le jour, sur des bases culturelles plus que territoriales, où les décisions seraient fondées sur le consensus plus que sur la loi de la majorité. Selon l’auteur, à bien regarder, deux grandes théories politiques subsistent au début du XXIè siècle : le néo-machiavélisme à l’Ouest et le gandhisme à l’Est. Après la chute des grandes idéologies, la vie politique en Occident revient aux idées de Machiavel : le but du pouvoir est le pouvoir, tout est bon pour le prendre ou le conserver. Cynique mais peu violent, sceptique, donc sans excès, s’accommodant de la démocratie libérale pour son efficacité plus que pour sa morale. Le néo-machiavélisme instrumentalise en effet les valeurs et s’en sert comme d’un outillage supplétif. En face, le gandhisme, pour qui le pouvoir n’a aucune valeur en soi, est un regard moral porté sur les moyens autant que sur les fins. Il imprègne progressivement les sociétés occidentales par les chemins de traverse que nous avons déjà rencontré : le féminisme, l’écologie et la non-violence. Sans en être encore une alternative cohérente et complète mais déjà plus qu’une simple posture critique, il mine le néo-machiavélisme.

Ce sont peut-être les premiers signes d’une quatrième vague indienne, susceptible de susciter une nouvelle génération désireuse de participer à la vie publique, parce que les règles du jeu auraient changé. À des politiques tellement connues qu’elles appellent déjà un vent de fraîcheur, le gandhisme offrira demain une alternative.
 

Épilogue : le réenchantement du monde

Même s’il subsiste des résistances à ce qui est devenu la pensée centrale au terme du XXè siècle, le libéralisme (liberté individuelle, de pensée et d’expression, État de droit, économie libre) l’a largement emporté, avec des nuances épousant les cultures et les circonstances, sur les idéologies totalitaires monolithiques. Le libéralisme ne saurait cependant ni marquer “la fin de l’Histoire“ ni répondre à toutes les exigences de l’âme. On ne peut, surtout en Europe, se contenter du marché. À ce propos, l’auteur cite Michelet :“Tout est étroit dans l'Occident. La Grèce est petite, j’étouffe. La Judée est sèche, je halète. Laissez-moi regarder du côté de la haute Asie, vers le profond Orient.“ (La Bible de l’humanité). L’auteur invite à y chercher, non quelque culte exotique mais les mille manières d’être des frères humains. Tolérer ne serait plus le synonyme de supporter mais celui de reconnaître que l’autre détient ou incarne une vérité aussi forte que la nôtre. La personne et sa dignité devenant la mesure de nos projets et de nos actions, l’obsession du temps qui s’écoule ferait place au sens de ce qui mérite d’être immuable. 
" Que pensez-vous de la civilisation occidentale ? " demande un journaliste à Gandhi peu avant sa mort : " Une civilisation occidentale ?…oui…je crois que ce serait une bonne idée "“.

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