Le génie de l'Inde
Guy Sorman

Quatrième partie : la tolérance des dieux

9- Chacun cherche son gourou
10- À Calcutta sans Romain Rolland
11- Le tisserand de la révolte


 
 
 

9- Chacun cherche son gourou

En Inde la fusion du naturel, du surnaturel, du spirituel et de sensuel est assumée avec simplicité, indépendamment du niveau d’éducation ou du milieu social. Soigneusement masquée en Occident, la part d’irrationalité que chacun porte en soi fait ici l’objet de méthodes disposant d’un statut équivalent à celui de la pensée scientifique. Le rituel religieux de l’hindouisme imprègne chaque Indien depuis la petite enfance, ingénieur ou paysan. Plus que la théologie, complexe, les rites, nombreux, portant une forte charge sensorielle, car les lumières, les couleurs, les odeurs, encens et fleurs, sont familiers à tous et quotidiennement respectés, bien que leur signification ait été généralement oubliée. On devient rarement hindou, mais on le reste. L’assistance des déesses et des dieux est recherchée pour l’obtention de satisfactions matérielles plus que pour parvenir au salut par l’extinction de soi. L’Inde enseigne que nul ne peut vivre par la raison pure. La distinction entre réalité et légende ou rêves paraît moins nécessaire qu’en Occident : ceux-ci ne sont-ils pas d’autres formes de l’empreinte divine sur l’esprit humain ? 

Les temples sont très fréquentés. Plus que des lieux d’assemblée, ce sont des “centres magnétiques“ où les prêtres évoquent au moyen de rites la présence réelle d’une divinité, “comme un récepteur de radio permet de capter et de révéler des ondes partout présentes mais non perçues“ (Alain Daniélou). Il en va de même des pèlerinages, très suivis. On ne ressent ni contradiction ni discontinuité entre pensées religieuse et scientifique, connaissance logique et embrasement spirituel. Rien ne s’exclut, tout s’ajoute : le progrès technique et rationalisme sont reçus ici sans détrôner les dieux anciens, sans désenchantement du monde. Deux vérités apparemment contradictoires en Occident sont vraies toutes deux : elles s’ajoutent : des saints sont admirés pour leur incohérence, parce qu’ils ont réussi à unir les contraires et à vivre harmonieusement dans la contradiction.

C’est probablement ce qui a toujours fasciné et attiré ceux des Occidentaux à qui la raison et le progrès ne suffisaient pas. Entre les deux guerres et grâce à Romain Rolland, la passion française s’était fixée sur Vivekanenda (1862-1902). Depuis les années 60, elle se porte sur Sri Aurobindo, le yogi du siècle, dont l’ashram héberge une tentative ambitieuse de fusion entre la pensée rationnelle de l’Occident et la spiritualité orientale. On y vient principalement d’Europe et des États-Unis. À l’appel de “Mère“, la femme de Sri Aurobindo (décédé en 1954), un grand rassemblement de jeunes gens et de jeunes filles venus des quatre coins du monde eut lieu peu avant mai 68 pour fonder une cité idéale : Auroville, sur un morceau de désert offert par le gouvernement indien au nord de Pondichéry. L’objectif est d’y construire une société nouvelle en rapprochant l’Europe et l’Asie. Les fonds, qui affluent sont gérés par M.S. Swaminathan (cf chap. 8). Formulant l’hypothèse d’une relation de cause à effet avec les événements de mai 1968, l’auteur note que ce serait la troisième vague de déstabilisation de l’Occident venue de l’Inde (cf. chap. 12), qui, cette fois, aurait laissé dans son sillage la non-violence, l’écologie et le féminisme. Il existe d’autres gourous que Sri Aurobindo. Le gourou aide à gérer le stress de la vie moderne, y compris celui des hommes d’affaires et des chefs d’entreprise, comme chez nous autrefois le confesseur, le psychanalyste aujourd’hui. Il aide à prendre de décisions en offrant un interlocuteur a priori neutre mais éclairé par sa familiarité avec les questions fondamentales, d’ordre rationnel ou non que peut se poser tout être humain. Au rebours du rationalisme occidental, il enseigne à ne pas excommunier ce qui est incompréhensible. 
 

 

10- À Calcutta sans Romain Rolland

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Romain Rolland proposait un sauvetage possible par le mysticisme hindou : “ la grande âme de l’Inde fera basculer notre monde“. Il fait connaître Ramakrishna (mort en 1880), réincarnation de Vishnou et Vivekananda (1902), son disciple. Ramakrishna dit que le monde est beau et que Dieu est de tous les côtés, il offre l’hindouisme à tous, à la manière dont le Christ a universalisé le message hébreu, à la différence de ses prédécesseurs dont la sagesse consistait à nier le monde comme une illusion. Vivekananda traduit pour l’Occident les enseignements de l’Orient, prône la connaissance supérieure apportée par le yoga et place l’expérience religieuse au centre de la vie et de la société, et non en marge, comme elle l’est devenue en Occident. En 1893, à 27 ans, il se rend à un Parlement mondial des religions à Chicago. Vivekananda fut le seul à déclarer que toutes étaient vraies et que nul ne devait tenter de convertir l’autre. Devenu le pivot de la réunion, il proposa un marché : l’Ouest apporterait à l’Orient sa technique et celui-ci révélerait les secrets de sa spiritualité, ainsi le monde serait-il réunifié par la matière et par l’esprit. Un dualisme simpliste qui passe sous silence la spiritualité occidentale, à laquelle les Indiens sont restés et restent imperméables. Romain Rolland, qui ne s’était jamais rendu en Inde, n’avait pas relevé que Ramakrishna et Vivekananda étaient bengalis, comme l’était le grand poète Rabindranath Tagore. Calcutta, capitale du Bengale, est un des lieux de contact immémorial avec l’Occident, sa science et ses Églises, où assez logiquement a surgi l’universalisme. En revanche, Gandhi se référera à l’Inde profonde. Voulant se purifier de toute tentation de l’Occident pour imaginer des solutions authentiquement indiennes, il réfutera l’universalisme de Ramakrishna le visionnaire et de Vivekananda le mondialiste. En définitive, plus qu’eux, dont les cultes ne sont plus pratiqués que comme des rituels locaux de plus, c’est Gandhi qui paradoxalement apparaîtra plus porteur d’universalité.

Il existe pourtant bien une religion universelle, au grand œcuménisme, le Brahmo samaj (la Maison du Tout-Puissant), fondée en 1828 par Rammohan Roy, à la rencontre de l’Inde et de l’Occident chrétien dont elle tire le sens de la justice sociale. Volontairement dépourvu de rites, le Brahmo samaj, théisme rationnel, ne séduit que les intellectuels (deux grandes figures d’adeptes : Rabindranath Tagore, déjà cité et le grand cinéaste contemporain, Satyajit Ray), mais perdure, appuyé notamment sur des œuvres comme les écoles pour jeunes filles, les premières en Inde. L’auteur estime que Romain Rolland a eu raison de rechercher en Inde de quoi nourrir l’aspiration à l’Unité spirituelle. Mais au lieu de s’en tenir au discours d’un seul prophète emblématique parce qu’universaliste, il aurait dû considérer l’Inde entière dans la somme des cultes et de pratiques souvent contradictoires. Sa capacité à les faire coexister, là est son message spirituel : chacun en vénérant une ou plusieurs des quelques millions de divinités, réincarnations supposées d’un Dieu, d’un Esprit, d’une Énergie, cherche Dieu à sa manière. Une leçon d’universalisme et de tolérance.

La puissance d’évocation du mysticisme oriental pour les Occidentaux “en recherche“ est fallacieuse et décevante. En revanche, ce que l’on peut trouver chez les penseurs les plus profonds de l’Inde ne serait pas une nouvelle religion, mais une définition renouvelée de ce que nous appelons la liberté. En Occident, dit l’auteur, “on considère, depuis le siècle des Lumières que la liberté exige de conquérir la matière, de maîtriser le monde extérieur. Mais dans le continent mental qu’ici nous appelons Orient ou Inde, la liberté est l’aboutissement d’une recherche sur soi-même : depuis des âges, les Indiens ont investi autant d’énergie dans cette recherche de la liberté intérieure que les Européens dans la conquête de leur liberté extérieure…La différence entre les deux est invisible, puisque ce que l’Ouest produit est quantifiable alors que ce que l’Est a peut-être atteint est, par nature, incommensurable“.
 

 

11- Le tisserand de la révolte

Kabir vivait à Bénarès à la fin du XIVè siècle. C’était un artisan musulman, ce que l’on n’aime pas trop rappeler en Inde, car c’est aussi le poète national, comme Villon chez nous, Schiller en Allemagne et Pouchkine en Russie. Comme Villon, il s’exprime en langue vulgaire. Les Indiens qui ne comptent pas les siècles le côtoient encore aujourd’hui comme on le ferait d’un voisin. Tisserand comme ceux d’aujourd’hui, qui, accroupis, psalmodient en tissant les mêmes motifs, il leur a laissé des poésies qui sonnent, avec une liberté de ton surprenante pour l’époque, comme des avertissements aux oreilles des puissants. C’est que prévalait probablement en Inde, même sous la domination des Moghols, une liberté d’expression inconnue ailleurs, comme une anticipation de la démocratie enracinée dans le peuple. Ennemi des sectarismes, il appelle à n’écouter que sa conscience intime et à ne pas rallier les autorités sociales ou religieuses, que ces dernières soient hindouistes ou islamistes et à l’égard desquelles il s’exprime avec impertinence. On ne s’étonnera cependant pas, car on est en Inde, où la dévotion est un minimum pour ceux que l’on respecte, de trouver son souvenir perpétué par plusieurs sectes de disciples qui en ont fait, dans la continuité de la tradition orale, un guide pour les “chercheurs de vérité“. 

Kabir s’inscrit en faux contre l’image d’Épinal de l’Inde passive. On ne connaît pas assez l’Inde de la révolte. Il n’a pas fallu attendre Gandhi pour que des classes les plus démunies surgisse l’indignation contre l’iniquité des castes. Le Bouddha en avait réfuté le système, mais sur le mode religieux, bien avant Kabir certes, mais celui-ci aura été le premier des modernes en faisant appel à la critique sociale. Il est probable que ses parents s’étaient convertis à l’islam pour échapper au corset des castes et l’on peut penser que c’est la rencontre avec une religion libératrice qui a inspiré le poète. Il en adopte l’inspiration mais non l’appareil des muezzins “qui crient trop fort dans l’oreille de Dieu“. De même avec les brahmanes “Dis-moi, grand savant,…Dis-moi d’où provient que certains seraient intouchables ?“. Dieu, qu’il soit prêché par l’un ou l’autre, est Un et n’est vrai que lorsqu’il réside en nous lorsque nous recherchons la vérité. Qu’on n’attende pas pour autant une théologie : chez ses disciples, Kabir “se chante“ plus qu’il ne se disserte, avec douceur et dévotion, comme l’on tisse, selon le rythme de la navette. Avec des mots simples, mais utilisés souvent à contre-emploi, pour secouer l’auditeur et le tenir en alerte (“Le feu brûle dans l’eau…la perdrix abat un aigle…celui qui comprend cette leçon essentielle approche de la vérité. Une grenouille avale cinq serpents. Kabir s’écrie : " ils ne font plus qu’un "“). Des chants aux harmonies sans apprêt ressort tout le mystère de la musique indienne, sans équivalent au monde : l’auteur conseille à ceux qui ne savent comment aborder l’Inde, de le faire en écoutant tout simplement sa musique. Sous l’usage commun qui est fait de Kabir, une lecture philosophique permet d’entrevoir la quête de l’Unité. Entre l’homme et Dieu, par une connaissance directe lors de la méditation approfondie qu’est le yoga et la maîtrise de soi ; l’Unité entre l’ici-bas et l’au-delà : notre vie est comme l’eau de la jarre brisée par la mort et qui se répand dans l’océan sans limite ; l’Unité entre l’immanence et la transcendance.