Le Génie de l’Inde
Guy Sorman

Seconde partie : l’esprit des castes

4- La faute à Rousseau
5- Discours sur l’inégalité


 
 

4- La faute à Rousseau

En Inde l’égalité n’est pas naturelle. L’inégalité est quasiment “génétique“ : on naît dans une caste donnée selon la plus ou moins stricte conformité de l’individu dans sa vie antérieure à l’ordre de la caste où il se situait. La caste, “structure externe“ de la personnalité, lui donne sa fonction sociale, en dehors de laquelle il n’existe pas. Les règles de conduite qui le déterminent appartiennent à l’ordre cosmique, référence absolue et intangible. La force de l’idéologie des castes est restée telle qu’elle est devenue un trait unificateur fondamental de l’Inde. Les contestations religieuses et les doctrines d’origine occidentale (socialisme, nationalisme, égalitarisme républicain) ne l’ont qu’ébréchée. Au 18e siècle, le français Desvaux considérait que “l’autorité des castes est un frein qui arrête les abus que pourraient faire les princes de la leur“. La caste serait la solution indienne pour organiser une société sans État, la mettre à l’abri des tentations totalitaires et préserver la civilisation. La pérennité de la caste des brahmanes, a assuré la préservation des élites, professeurs, musiciens, savants, architectes, hommes politiques…et de son art culinaire (chacun peut goûter à la cuisine brahmanique sans risque d’impureté). 

En ce sens, l’Inde ne risque pas de connaître une Révolution culturelle à la chinoise. La complexité des castes défie les théories globales. Chaque village, chaque communauté présentent des appellations, des hiérarchies et des subdivisions qui leur sont propres, sans lien direct avec la race ni la classe. Même si les signes d’appartenance (habitat, activité, vêtement…) intériorisés, sont plus discrets aujourd’hui, l’idéologie des castes résiste à la modernisation. Ses défauts, au premier rang desquels l’enfermement, sont bien connus. Les avantages le sont moins. Loin de s’exclure, les castes sont liées par les nécessités de l’échange, puisqu’elles ont à l’origine de la distribution des fonctions sacerdotales et professionnelles. On y trouve donc, même au bas de l’échelle, des raisons de satisfaction : reconnaissance sociale, sécurité économique et source de solidarité collective. Pour un déraciné, la dépendance envers sa caste est sans doute préférable à une indépendance abstraite. Celle-ci n’est sans doute pas imaginable pour un Indien… Gandhi, qui combattait la discrimination résultant de la hiérarchie des castes, estimait qu’elles avaient le mérite d’empêcher la dérive vers l’individualisme (occidental), socialement égoïste, culturellement appauvrissant et moralement douteux.
 

 

5- Discours sur l’inégalité

Tous pensent caste, nul ne le dit. L’ouverture sur le monde entraîne l’intériorisation et la contestation de ce système hiérarchique, sans parvenir à le briser. Les tentatives n’ont pas manqué : bouddhisme ou islam, Gandhi ou Ambedkar, le premier paria à avoir atteint, dans les années 30 le rang le plus élevé de la fonction publique de l’Inde coloniale. Sa lutte pour une société égalitaire et laïque a accompagné celle qu’il menait, comme Gandhi, pour l’indépendance. Avec la question centrale des intouchables, les “hors-castes“, ils ont prôné l’égalité, non sans désaccord. Pour Gandhi, l’égalité, entendue comme une égale dignité, devait s’acquérir, à la longue, par la réforme morale, par la remise en cause de la discrimination mais non de la différence des statuts sociaux. Ambedkar, juriste, homme politique, rédacteur de la Constitution, prétendait que la loi était le seul instrument capable d’assurer rapidement l’égalité entre les individus au regard de leurs droits civils et non seulement entre les communautés, lire : les castes. Soutenu par les Britanniques, ravis de profiter d’une division entre Indiens, il exigea un corps électoral distinct pour les intouchables, afin qu’ils puissent faire valoir leurs droits dans la nouvelle démocratie indienne. Gandhi, qui voulait l’unité de son pays, s’y opposa en recourant au jeûne. Un compromis fut trouvé : la création, constitutionnelle, d’un nombre réservé de postes politiques et de l’administration ou de places dans les universités (mais non dans les entreprises) aux parias, aux basses castes et aux tribus. NB. pour les intouchables ou parias, Gandhi avait préconisé l’emploi du mot “harijan“, enfant de Dieu, aujourd’hui, on dit “dalit“, opprimé. Ambedkar a été divinisé par les dalits comme d’autres divinisent Gandhi. 

La discrimination positive menée grâce au système de quotas (les reservations) prévaut encore aujourd’hui. Au fil des promesses électorales, certains États progressistes ont amélioré les reservations nationales au point qu’il peut devenir très difficile à un brahmane de rentrer à l’université… En fait la violence à l’encontre de ce système qui réduit leurs avantages traditionnels se manifeste avant tout dans les classes moyennes et inférieures, plus exposés à la concurrence. Le sujet, brûlant, alimente d’interminables controverses tant l’instrumentalisation des parias a des effets paradoxaux (se faire déclarer “victime“ pour obtenir des avantages… ; les privilèges étant attribués aux groupes et non aux individus, l’emprise de la caste en sort renforcée…). Les partis politiques en sont malades : le Congrès, tenu depuis Nehru par les castes supérieures, s’appuie sur les intouchables tout en reprochant à ses adversaires de les mépriser ; en retour, le BJP nationaliste, recrutant dans les classes moyennes, accuse le Congrès de discriminer en faveur des intouchables. Le bilan objectif de la discrimination positive est malaisé à dresser, car on ne sait ce qui se serait produit si cette politique n’avait pas été appliquée. L’auteur s’y rallie cependant malgré ses inconvénients.

Remarque importante : les castes se maintiennent malgré le moralisme et le légalisme. Leur rigidité maintenue par les pratiques culturelles et les croyances religieuses, est accentuée par les choix économiques arrêtés à l’Indépendance par la caste dirigeante des brahmanes. Ayant réussi sa métamorphose de caste de lettrés en caste de technocrates, elle a choisi de développer les grandes industries utiles à la puissance de l’État plutôt que, comme le préconisait Gandhi, l’économie des villages et des petites industries. Cette stratégie a transformé l’Inde en une paradoxale “puissance pauvre“, concentrant les richesses au sommet, abandonnant des miettes aux classes moyennes et pratiquement rien à l’Inde des villages. Ce jugement doit toutefois être tempéré en rappelant que si, jusque dans les années 70, l’Inde était connue comme le continent de la famine, elle ne l’est plus. En cinquante ans, alors que la population était multipliée par quatre, la production agricole le fut par dix.