Une lecture "civilisationnelle" de la situation
nucléaire en Asie
d'après la grille fournie par Samuel P. HUNTINGTON
(Note sommaire de lecture Rémi Perelman, Sources d'Asie, 16/09/1998)
Les grandes
tendances dans le domaine militaire
Une région
instable
La civilisation asiatique : une puissance croissante.
La grande Chine
La "filière islamo-confucéenne"
Chine et le Pakistan
la Chine et l'Iran
La Chine et la Corée du Nord
L'Iran et le Pakistan
la combinaison du nucléaire et du terrorisme
Conclusion
Dans «le
Choc des civilisations», Samuel Huntington annonce la montée
en puissance des sociétés islamiques et confucéennes
face à un Occident déclinant. Au XXIe siècle, le choc
des cultures 06/01/98
Depuis
la fin de l'affrontement Est-Ouest, les grandes tendances dans le domaine
militaire sont les suivantes:
- À l'Est : les forces armées soviétiques ont
cessé d'exister,
- À l'Ouest, une décrue des dépenses, des forces
et des moyens militaires,
- Dans le monde : la régionalisation dans le domaine de la stratégie
et de la puissance militaire. La sécurité militaire dans
le monde dépend de la répartition de la puissance au sein
de chaque région et de l'action des États dominants des différentes
civilisation, plus que de la répartition globale de la puissance
et de l'action des superpuissances (celles du Conseil de Sécurité),
- la dissémination des armées de destruction massive,
- En Extrême-Orient : augmentation des dépenses et
amélioration des forces,
Cette région
est marquée par l'instabilité car
- Elle abrite six civilisations différentes (confucéenne,
hindouiste, musulmane, orthodoxe, chrétienne, japonaise),
- Elle compte de nombreux pays divisés par des frontières
civilisationnelles
- La Chine (Chinois hans, bouddhistes tibétains et musulmans
turcophones)
- L'Inde (musulmans et hindous)
- Le Sri Lanka (bouddhistes cingalais et hindous tamouls)
- La Malaisie et Singapour (Chinois et musulmans)
- Les Philippines (chrétiens et musulmans)
- L'Indonésie (musulmans et chrétiens de Timor)
- les relations au sein des États d'Asie du SE, entre musulmans
d'un côté et chrétiens de l'autre sont de plus en plus
tendues et parfois même violentes;
- la Chine et líInde sont des puissances en devenir,
C'est au sein de la civilisation asiatique que s'accroîtra le
plus la puissance.
La grande Chine s'est historiquement
considérée comme sans limites, l'identités des composantes
étant définies par leurs relations avec l'es autorités
centrales de l'État chinois. Il ne s'agit pas d'un concept abstrait,
mais une réalité culturelle et économique en pleine
expansion, et commence à être une réalité politique.
Elle apparaît de plus en plus comme la société la plus
apte à défier l'Occident pour acquérir une influence
globale.
1) D'abord dans sa région où elle prend un statut de pays
phare. Les États phares des civilisations sont des sources de l'ordre
au sein des civilisations (parce que les autres le considèrent comme
culturellement proche) et, par le biais de négociations avec les
autres États phares, entre les civilisations. L'opinion y trouve
ses ressources identitaires en transcendant les frontières, même
au prix d'ambivalence (ex. Chine/Vietnam). Les trois petites Chine, qui
sont deux depuis juillet 1997, ainsi que la diaspora chinoise d'Asie du
SE se tournent de plus en plus vers le continent et se sentent de plus
en plus impliquées dans ses affaires et dépendantes vis à
vis de lui;
2) L'organisation d'une "filière islamo-confucéenne" selon
un axe Pékin-Pyongyang-Islamabad-Téhéran. Dans le
monde de l'après guerre froide, ce sont les États islamiques
et confucéens qui ont accompli les plus grands efforts pour développer
les armes de destruction massive et les moyens de les utiliser. Parmi les
19 événements conflictuels répertoriés par
Huntington au cours d'une période de six mois en 1993 qui étayent
le paradigme civilisationnel on note
- la vente de composants de missiles par la Chine au Pakistan,
les sanctions américaines contre la Chine qui en ont résulté
et les dissensions entre la Chine et les États-Unis sur d'éventuelles
livraison de technologie nucléaire à l'Iran;
- la rupture du moratoire et les essais nucléaires menés
par la Chine, malgré les vives protestations américaines,
et le refus par la Corée du Nord de participer à des négociations
sur son programme nucléaire;
La "filière islamo-confucéenne"
s'est
mise en place au début des années 90 entre la Chine et la
Corée du Nord, d'un côté, et à des degrés
divers le Pakistan, l'Iran, l'Irak, la Syrie, le Libye et l'Algérie,
de l'autre, pour s'opposer à l'Occident (les États-Unis,
la France et la Grande-Bretagne, seuls capables d'intervenir ensemble dans
n'importe où dans le monde) dans ces domaines. Il faut du temps,
de l'énergie et de l'argent pour créer ces équipements
conventionnels. Les États non-occidentaux sont incités à
choisir le raccourci de l'acquisition d'armes de destruction massive pour
les contrebalancer. Ils établissent ainsi leur domination sur les
autres États de leur civilisation (deviennent des pays phares) et
donnent les moyens de d'empêcher une invasion de leur civilisation
par une puissance extérieure.
Le núud de la filière militaire islamo-confucéenne
a été les relations entre la Chine et, dans une moindre mesure
la Corée du Nord, d'un côté, et le Pakistan et l'Iran
de l'autre. Entre 1980 et 1991, les deux destinataires des armes chinoises
ont été l'Iran et le Pakistan.
- Depuis le début des années 70, la
Chine et le Pakistan ont développé des relations militaires
extrêmement étroites. En 1989, ils ont signé un accord
décennal de coopération militaire dans "le domaine des fournitures,
de la R&D conjoints, de la production conjointe, du transfert de technologie,
ainsi que de l'exportation par accord mutuel vers pays tiers". Un accord
complémentaire de crédit pour la livraison d'armes chinoise
au Pakistan a été signé en 1993. La Chine est devenue
le principal fournisseur de matériel militaire du Pakistan, qu'elle
a aidé à a créer des bases pour les avions , les chars,
l'artillerie et les missiles. Surtout, elle lui a fourni une aide cruciale
pour développer sa panoplie nucléaire : fourniture d'uranium
enrichi, conseils pour la conception des bombes et peut-être, autorisation
de procéder à un test sur un site chinois. En violation de
son engagement vis-à-vis des États-Unis, elle a aussi fourni
des missiles balistiques M-11 d'une portée de 300 km, capables de
porter des ogives nucléaires. En retour, la Chine a pu avoir accès
à la technologie pakistanaise pour le ravitaillement en vol et à
des missiles Stinger (livrés par les américains aux afghans
pour lutter contre la Russie).
- Avec l'Iran, la Chine a collaboré
au vu et au su du monde entier à l'effort mené par pour l'acquisition
d'armes nucléaires. Dans les années 90, la vente d'armes
entre la Chine et l'Iran a beaucoup augmenté. Pendant la guerre
Iran-Irak, la Chine a fourni à l'Iran 22 % de ses armes et devient
son principal pourvoyeur. Comme avec le Pakistan, un accord décennal
de coopération sino-iranienne est signé, quasiment en même
temps (en 1990). Un accord de coopération nuclaire l'est en septembre
1992. En 1993, la Chine accepte le principe de construire en Iran deux
réacteurs nucléaires de 300 MGW, qu'elle "suspend" (qu'elle
"annule" selon les américains) en 1995 sous la pression américaine,
non sans avoir entre temps procédé à la formation
de spécialistes, transféré technologie et informations
et fourni un procédé d'enrichissement. Elle livre de nombreux
missiles Silkworm à la fin des années 80 et des centaines
de systèmes électroniques de guidage en 1994-95. Elle autorise
l'Iran à produire des missiles sol-sol chinois sous licence. Notons
que l'Iran a fourni à son tour une aide substantielle à la
Bosnie musulmane en lutte contre la Serbie orthodoxe.
- La Corée du Nord bénéficie
également de l'aide chinoise. Elle livre à l'Iran des missiles
Nodong I (portée : 700 km) et participe à son tour, en complément
des transferts chinois, au début des années 90, via l'Iran,
à la fourniture de missiles Scud-C à la Syrie ainsi le support
mobile pour les lancer. Huntington note que la Corée du Sud ne voit
pas grandir les compétences nucléaires de son double du Nord
d'un mauvais úil : la bombe est coréenne et fera partie de
la puissance d'une Corée réunifiée, lui donnant un
statut d'acteur majeur sur la scène extrême-orientale, sans
péché originel de surcroît.
- L'Iran et le Pakistan ont développé
une coopération nucléaire étroite, le Pakistan formant
les scientifiques iraniens, tandis qu'en novembre 1992, ces deux pays et
la Chine se mettent d'accord pour travailler ensemble sur des projets nucléaires.
- Terrorisme et nucléaire.
La prolifération des armements est le domaine dans lequel la filière
islamo-confucéenne a été le plus développée
et le plus fructueuse concrètement. On retrouve la Chine dans le
rôle central d'organisateur du transfert d'armes conventionnelles
et non-conventionnelles à de nombreux États musulmans : la
construction d'un réacteur secret et fortement protégé
dans le désert algérien, en apparence pour la recherche mais
capable, selon les experts occidentaux, de produire du plutonium; la vente
d'armes chimiques à la Lybie; la livraison de missiles CSS-2 de
moyenne portée à l'Arabie Saoudite; la fourniture de technologies
ou de matériel nucléaire à l'Irak, à la Lybie,
à la Syrie,
Les armes nucléaires combinées avec des missiles à
longue portée sont désormais capables (ou le seront prochainement)
d'atteindre l'Occident. Par ailleurs, la combinaison du nucléaire
et du terrorisme peut être redoutable pour l'Occident, alors que
chacune de ces deux formes extrêmes d'action conflictuelle, prise
isolément caractérisait les pays faibles.
Conclusion
Les chocs dangereux à l'avenir risquent de venir de l'interaction
de l'arrogance occidentale, de l'intolérance islamique et de l'affirmation
de soi chinoise ..
La question fondamentale porte sur le rôle que joueront ces deux
dernières civilisations vis-à-vis de l'Occident pour façonner
le monde de demain. Bien que différant fondamentalement (en termes
de culture, de structure sociale, de traditions, de vie politique ou de
présupposés à la base de leur mode de vie), en politique,
un ennemi commun crée des intérêts communs. Une coopération
s'est instaurée entre elles dans des domaines très variés,
notamment les droits de l'homme, l'économie , l'armement, en particulier
les armes de destruction massive et les missiles, et ce pour contrebalancer
la supériorité de l'Occident dans le domaine conventionnel.
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Dans «le
Choc des civilisations», Samuel Huntington annonce la montée
en puissance des sociétés islamiques et confucéennes
face à un Occident déclinant. Au XXIe siècle, le choc
des cultures
Recueilli par Hector Feliciano et Dijana Sulic Le 06/01/98
Samuel Huntington, Ed. Odile Jacob, 402 pp., 150 F.
Samuel Huntington avait fait sensation, en 1993, quand, dans la revue
«Foreign Affairs», il avait prédit un conflit entre
civilisations là où, jusqu'à la chute du mur de Berlin,
s'affrontaient les idéologies. L'an dernier, ce professeur américain
de Harvard, ancien
membre du Conseil national de sécurité de la Maison Blanche
à l'époque de Jimmy Carter, a développé sa
thèse controversée dans un livre intitulé «le
Choc des civilisations», désormais accessible en français.
Sa thèse centrale: «Dans ce monde nouveau, les conflits les
plus étendus, les plus importants, et les plus dangereux, n'auront
pas lieu entre classes sociales, entre riches et pauvres, entre groupes
définis selon des critères économiques, mais entre
peuples appartenant à différentes entités culturelles.»
En particulier entre l'Occident et la montée en puissance des civilisations
musulmane et confucéenne qui, estime-t-il, «s'efforcent d'étendre
leur puissance militaire et économique pour résister à
l'Occident et trouver un équilibre avec lui». Cette thèse
a provoqué un vif débat dont «Libération»
donne aujourd'hui les éléments, avec une interview de Samuel
Huntington, et la réponse d'un expert
français, Pierre Hassner, directeur au Ceri, fondation des sciences
politiques.
Vous affirmez que la notion de civilisation peut nous aider à
mieux appréhender la géopolitique à l'aube du troisième
millénaire. Pourquoi aujourd'hui et pas hier? La fin de la Seconde
Guerre mondiale fut suivie par la Guerre froide. C'est-à-dire par
une
compétition opposant deux systèmes économiques
et politiques plutôt que deux civilisations. Mais cet état
de choses ne pouvait pas durer éternellement. Il paraît clair
maintenant que le facteur culturel sera décisif au cours du prochain
siècle. Pour la première fois de l'Histoire, nous vivons
dans un monde multipolaire où les principales puissances appartiennent
à des civilisations différentes. C'est cela qui a tout changé.Certains
pays ont tenté de passer d'un modèle de civilisation à
un autre.
Est-ce possible?
La Turquie est le meilleur exemple de ce phénomène. Kemal
Atatürk voulait transformer son pays en suivant le modèle occidental.
Il a créé un nouvel Etat laïque à partir de la
vieille nation turque. Ses successeurs, jusqu'à aujourd'hui, ont
poursuivi le même objectif. Mais la situation a changé.
L'Etat laïque fait à présent l'objet d'un rejet
de la part du parti dominant en Turquie. Du coup, la Turquie ne sait plus
sur quel pied danser: fait-elle partie de l'Occident, de l'Europe, ou est-ce
un pays moyen-oriental, le coeur d'une nouvelle
civilisation turque qui s'étendrait jusqu'en Asie centrale?
Où se placent des pays qui, comme la Grèce, se trouvent
sur la ligne de partage de ce que vous appelez les «civilisations
en conflit»?
La Grèce est un pays orthodoxe. Comme son voisin turc, la Grèce
doit sa présence au sein de l'Otan à la Guerre froide. Ensuite,
le pays a adhéré à la Communauté européenne.
Ce n'est pas pour autant un pays occidental. La preuve, c'est que la Grèce,
à la différence des autres pays occidentaux, s'est mise ouvertement
dans le camp des Serbes pendant les conflits de l'ex-Yougoslavie. Athènes
a travaillé la main dans la main avec Moscou pour aider Belgrade
à détourner les sanctions économiques. Les dirigeants
grecs parlent d'une «entente orthodoxe» liant Athènes
à la Serbie ainsi qu'à la Bulgarie. La coopération
avec la Russie se renforce en même temps, comme le prouve l'accord
entre Athènes, Moscou et Chypre sur la vente de missiles russes
au gouvernement chypriote. La Grèce se comporte comme un pays orthodoxe.
La civilisation se définit donc par rapport à la religion?
La religion n'est pas le seul élément dans l'équation,
loin de là, mais elle est certainement d'une grande importance.
L'essor de l'intégrisme religieux est-il la conséquence directe
du conflit de civilisations?
L'intégrisme religieux résulte avant tout du processus
de modernisation qui affecte le monde. Des mouvements intégristes
existent aujourd'hui au sein de pratiquement toutes les principales religions.
Les gens qui rejoignent ces mouvements sont ceux qui ont quitté
leur village natal dans l'espoir de trouver du travail dans les villes,
qui se sont déracinés et qui doivent s'adapter à un
milieu urbain. Ils deviennent des intégristes, qu'ils soient protestants,
hindous ou musulmans. L'essor de l'intégrisme est générateur
de problèmes et de conflits. Les résoudre, sera l'un des
principaux défis que les Etats du monde devront relever.
La civilisation occidentale croit en l'universalité de ses valeurs.
Cette attitude a-t-elle généré l'intégrisme
islamique?
Il ne fait pas de doute que le retour de l'islam est une réaction
à la modernisation sociale et économique. Mais c'est aussi
un rejet sans appel de la culture occidentale. Les islamistes ont peur
de se faire étouffer par la culture occidentale. C'est pour cette
raison qu'ils sont prêts à se moderniser sans pour autant
s'occidentaliser. Le conflit entre l'Occident et l'Islam constitue à
vos yeux le conflit le plus important de notre époque.
Essayez de trouver quelque part dans le monde un conflit important
qui n'oppose pas une société islamique à une société
non islamique. La frontière du monde musulman, du Maroc à
l'Indonésie, est une ligne de front continue. Les Bosniaques musulmans
contre les Serbes orthodoxes et les Croates catholiques, la Grèce
contre la Turquie, les Arméniens contre les Azéris, les Russes
contre les Tchétchènes et les musulmans d'Asie centrale,
l'Inde contre le Pakistan. Sans compter les conflits entre musulmans et
catholiques aux Philippines et en Indonésie, entre les Juifs et
les Arabes au Moyen-Orient et la guerre sanglante entre chrétiens
et musulmans au Soudan.
Votre théorie des civilisations n'est-elle pas une façon
de justifier l'hégémonie américaine. C'est absurde.
J'insiste au contraire sur le fait que la puissance de l'Occident diminue
par rapport à celle des autres civilisations. L'Occident ne peut
pas et ne devrait pas tenter d'imposer son système à d'autres
sociétés par la force ou la coercition. Nous allons vers
un monde à civilisations multiples; il n'y aura donc plus de puissance
dominante. Certains pays seront plus forts que d'autres. L'Occident, même
s'il perd de sa puissance, va évidemment rester la civilisation
dominante au cours des décennies à venir. Et les Etats-Unis
resteront
sans aucun doute le pays le plus puissant pendant cette période.
Mais ce sera malgré tout un monde pluraliste, et l'Occident ne pourra
plus imposer sa volonté.
Que doit faire l'Occident?
L'Occident doit agir pour protéger ses propres intérêts,
ses institutions, ses valeurs. Il devrait tenter d'atteindre un degré
d'unité plus important que par le passé. Dans l'hypothèse
où des conflits latents entre l'Occident et la Chine ou l'Islam
éclateraient, il faudrait
tenter de conserver des relations de coopération avec des pays
comme la Russie, le Japon et l'Inde. Ces trois pays constituent un groupe
de «civilisations balançoires» qui, avec les pays d'Amérique
latine, ont tout à fait leur place dans la civilisation occidentale.
Traduit de l'anglais par Dan Throsby
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