Une lecture "civilisationnelle" de la situation nucléaire en Asie
d'après la grille fournie par Samuel P. HUNTINGTON
(Note sommaire de lecture Rémi Perelman, Sources d'Asie, 16/09/1998)


Les grandes tendances dans le domaine militaire

Une région instable

La civilisation asiatique : une puissance croissante.

La grande Chine
La "filière islamo-confucéenne"
Chine et le Pakistan
la Chine et l'Iran
La Chine et la Corée du Nord
L'Iran et le Pakistan
la combinaison du nucléaire et du terrorisme

Conclusion

Dans «le Choc des civilisations», Samuel Huntington annonce la montée en puissance des sociétés islamiques et confucéennes face à un Occident déclinant. Au XXIe siècle, le choc des cultures  06/01/98


Depuis la fin de l'affrontement Est-Ouest, les grandes tendances dans le domaine militaire sont les suivantes: Cette région est marquée par l'instabilité car C'est au sein de la civilisation asiatique que s'accroîtra le plus la puissance.

La grande Chine s'est historiquement considérée comme sans limites, l'identités des composantes étant définies par leurs relations avec l'es autorités centrales de l'État chinois. Il ne s'agit pas d'un concept abstrait, mais une réalité culturelle et économique en pleine expansion, et commence à être une réalité politique. Elle apparaît de plus en plus comme la société la plus apte à défier l'Occident pour acquérir une influence globale.

1) D'abord dans sa région où elle prend un statut de pays phare. Les États phares des civilisations sont des sources de l'ordre au sein des civilisations (parce que les autres le considèrent comme culturellement proche) et, par le biais de négociations avec les autres États phares, entre les civilisations. L'opinion y trouve ses ressources identitaires en transcendant les frontières, même au prix d'ambivalence (ex. Chine/Vietnam). Les trois petites Chine, qui sont deux depuis juillet 1997, ainsi que la diaspora chinoise d'Asie du SE se tournent de plus en plus vers le continent et se sentent de plus en plus impliquées dans ses affaires et dépendantes vis à vis de lui;

2) L'organisation d'une "filière islamo-confucéenne" selon un axe Pékin-Pyongyang-Islamabad-Téhéran. Dans le monde de l'après guerre froide, ce sont les États islamiques et confucéens qui ont accompli les plus grands efforts pour développer les armes de destruction massive et les moyens de les utiliser. Parmi les 19 événements conflictuels répertoriés par Huntington au cours d'une période de six mois en 1993 qui étayent le paradigme civilisationnel on note
 

La "filière islamo-confucéenne" s'est mise en place au début des années 90 entre la Chine et la Corée du Nord, d'un côté, et à des degrés divers le Pakistan, l'Iran, l'Irak, la Syrie, le Libye et l'Algérie, de l'autre, pour s'opposer à l'Occident (les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne, seuls capables d'intervenir ensemble dans n'importe où dans le monde) dans ces domaines. Il faut du temps, de l'énergie et de l'argent pour créer ces équipements conventionnels. Les États non-occidentaux sont incités à choisir le raccourci de l'acquisition d'armes de destruction massive pour les contrebalancer. Ils établissent ainsi leur domination sur les autres États de leur civilisation (deviennent des pays phares) et donnent les moyens de d'empêcher une invasion de leur civilisation par une puissance extérieure.

Le núud de la filière militaire islamo-confucéenne a été les relations entre la Chine et, dans une moindre mesure la Corée du Nord, d'un côté, et le Pakistan et l'Iran de l'autre. Entre 1980 et 1991, les deux destinataires des armes chinoises ont été l'Iran et le Pakistan.

- Depuis le début des années 70, la Chine et le Pakistan ont développé des relations militaires extrêmement étroites. En 1989, ils ont signé un accord décennal de coopération militaire dans "le domaine des fournitures, de la R&D conjoints, de la production conjointe, du transfert de technologie, ainsi que de l'exportation par accord mutuel vers pays tiers". Un accord complémentaire de crédit pour la livraison d'armes chinoise au Pakistan a été signé en 1993. La Chine est devenue le principal fournisseur de matériel militaire du Pakistan, qu'elle a aidé à a créer des bases pour les avions , les chars, l'artillerie et les missiles. Surtout, elle lui a fourni une aide cruciale pour développer sa panoplie nucléaire : fourniture d'uranium enrichi, conseils pour la conception des bombes et peut-être, autorisation de procéder à un test sur un site chinois. En violation de son engagement vis-à-vis des États-Unis, elle a aussi fourni des missiles balistiques M-11 d'une portée de 300 km, capables de porter des ogives nucléaires. En retour, la Chine a pu avoir accès à la technologie pakistanaise pour le ravitaillement en vol et à des missiles Stinger (livrés par les américains aux afghans pour lutter contre la Russie).

- Avec l'Iran, la Chine a collaboré au vu et au su du monde entier à l'effort mené par pour l'acquisition d'armes nucléaires. Dans les années 90, la vente d'armes entre la Chine et l'Iran a beaucoup augmenté. Pendant la guerre Iran-Irak, la Chine a fourni à l'Iran 22 % de ses armes et devient son principal pourvoyeur. Comme avec le Pakistan, un accord décennal de coopération sino-iranienne est signé, quasiment en même temps (en 1990). Un accord de coopération nuclaire l'est en septembre 1992. En 1993, la Chine accepte le principe de construire en Iran deux réacteurs nucléaires de 300 MGW, qu'elle "suspend" (qu'elle "annule" selon les américains) en 1995 sous la pression américaine, non sans avoir entre temps procédé à la formation de spécialistes, transféré technologie et informations et fourni un procédé d'enrichissement. Elle livre de nombreux missiles Silkworm à la fin des années 80 et des centaines de systèmes électroniques de guidage en 1994-95. Elle autorise l'Iran à produire des missiles sol-sol chinois sous licence. Notons que l'Iran a fourni à son tour une aide substantielle à la Bosnie musulmane en lutte contre la Serbie orthodoxe.

- La Corée du Nord bénéficie également de l'aide chinoise. Elle livre à l'Iran des missiles Nodong I (portée : 700 km) et participe à son tour, en complément des transferts chinois, au début des années 90, via l'Iran, à la fourniture de missiles Scud-C à la Syrie ainsi le support mobile pour les lancer. Huntington note que la Corée du Sud ne voit pas grandir les compétences nucléaires de son double du Nord d'un mauvais úil : la bombe est coréenne et fera partie de la puissance d'une Corée réunifiée, lui donnant un statut d'acteur majeur sur la scène extrême-orientale, sans péché originel de surcroît.

L'Iran et le Pakistan ont développé une coopération nucléaire étroite, le Pakistan formant les scientifiques iraniens, tandis qu'en novembre 1992, ces deux pays et la Chine se mettent d'accord pour travailler ensemble sur des projets nucléaires.

Terrorisme et nucléaire. La prolifération des armements est le domaine dans lequel la filière islamo-confucéenne a été le plus développée et le plus fructueuse concrètement. On retrouve la Chine dans le rôle central d'organisateur du transfert d'armes conventionnelles et non-conventionnelles à de nombreux États musulmans : la construction d'un réacteur secret et fortement protégé dans le désert algérien, en apparence pour la recherche mais capable, selon les experts occidentaux, de produire du plutonium; la vente d'armes chimiques à la Lybie; la livraison de missiles CSS-2 de moyenne portée à l'Arabie Saoudite; la fourniture de technologies ou de matériel nucléaire à l'Irak, à la Lybie, à la Syrie,

Les armes nucléaires combinées avec des missiles à longue portée sont désormais capables (ou le seront prochainement) d'atteindre l'Occident. Par ailleurs, la combinaison du nucléaire et du terrorisme peut être redoutable pour l'Occident, alors que chacune de ces deux formes extrêmes d'action conflictuelle, prise isolément caractérisait les pays faibles.

Conclusion

Les chocs dangereux à l'avenir risquent de venir de l'interaction de l'arrogance occidentale, de l'intolérance islamique et de l'affirmation de soi chinoise ..

La question fondamentale porte sur le rôle que joueront ces deux dernières civilisations vis-à-vis de l'Occident pour façonner le monde de demain. Bien que différant fondamentalement (en termes de culture, de structure sociale, de traditions, de vie politique ou de présupposés à la base de leur mode de vie), en politique, un ennemi commun crée des intérêts communs. Une coopération s'est instaurée entre elles dans des domaines très variés, notamment les droits de l'homme, l'économie , l'armement, en particulier les armes de destruction massive et les missiles, et ce pour contrebalancer la supériorité de l'Occident dans le domaine conventionnel.

*********


Dans «le Choc des civilisations», Samuel Huntington annonce la montée en puissance des sociétés islamiques et confucéennes face à un Occident déclinant. Au XXIe siècle, le choc des cultures 
Recueilli par Hector Feliciano et Dijana Sulic Le 06/01/98

Samuel Huntington, Ed. Odile Jacob, 402 pp., 150 F.
Samuel Huntington avait fait sensation, en 1993, quand, dans la revue «Foreign Affairs», il avait prédit un conflit entre civilisations là où, jusqu'à la chute du mur de Berlin, s'affrontaient les idéologies. L'an dernier, ce professeur américain de Harvard, ancien
membre du Conseil national de sécurité de la Maison Blanche à l'époque de Jimmy Carter, a développé sa thèse controversée dans un livre intitulé «le Choc des civilisations», désormais accessible en français. Sa thèse centrale: «Dans ce monde nouveau, les conflits les plus étendus, les plus importants, et les plus dangereux, n'auront pas lieu entre classes sociales, entre riches et pauvres, entre groupes définis selon des critères économiques, mais entre peuples appartenant à différentes entités culturelles.» En particulier entre l'Occident et la montée en puissance des civilisations musulmane et confucéenne qui, estime-t-il, «s'efforcent d'étendre leur puissance militaire et économique pour résister à l'Occident et trouver un équilibre avec lui». Cette thèse a provoqué un vif débat dont «Libération» donne aujourd'hui les éléments, avec une interview de Samuel Huntington, et la réponse d'un expert
français, Pierre Hassner, directeur au Ceri, fondation des sciences politiques.

Vous affirmez que la notion de civilisation peut nous aider à mieux appréhender la géopolitique à l'aube du troisième millénaire. Pourquoi aujourd'hui et pas hier? La fin de la Seconde Guerre mondiale fut suivie par la Guerre froide. C'est-à-dire par une
compétition opposant deux systèmes économiques et politiques plutôt que deux civilisations. Mais cet état de choses ne pouvait pas durer éternellement. Il paraît clair maintenant que le facteur culturel sera décisif au cours du prochain siècle. Pour la première fois de l'Histoire, nous vivons dans un monde multipolaire où les principales puissances appartiennent à des civilisations différentes. C'est cela qui a tout changé.Certains pays ont tenté de passer d'un modèle de civilisation à un autre. 
Est-ce possible?
La Turquie est le meilleur exemple de ce phénomène. Kemal Atatürk voulait transformer son pays en suivant le modèle occidental. Il a créé un nouvel Etat laïque à partir de la vieille nation turque. Ses successeurs, jusqu'à aujourd'hui, ont poursuivi le même objectif. Mais la situation a changé. 
L'Etat laïque fait à présent l'objet d'un rejet de la part du parti dominant en Turquie. Du coup, la Turquie ne sait plus sur quel pied danser: fait-elle partie de l'Occident, de l'Europe, ou est-ce un pays moyen-oriental, le coeur d'une nouvelle
civilisation turque qui s'étendrait jusqu'en Asie centrale? 
Où se placent des pays qui, comme la Grèce, se trouvent sur la ligne de partage de ce que vous appelez les «civilisations en conflit»?
La Grèce est un pays orthodoxe. Comme son voisin turc, la Grèce doit sa présence au sein de l'Otan à la Guerre froide. Ensuite, le pays a adhéré à la Communauté européenne. Ce n'est pas pour autant un pays occidental. La preuve, c'est que la Grèce, à la différence des autres pays occidentaux, s'est mise ouvertement dans le camp des Serbes pendant les conflits de l'ex-Yougoslavie. Athènes a travaillé la main dans la main avec Moscou pour aider Belgrade à détourner les sanctions économiques. Les dirigeants grecs parlent d'une «entente orthodoxe» liant Athènes à la Serbie ainsi qu'à la Bulgarie. La coopération avec la Russie se renforce en même temps, comme le prouve l'accord entre Athènes, Moscou et Chypre sur la vente de missiles russes au gouvernement chypriote. La Grèce se comporte comme un pays orthodoxe.
La civilisation se définit donc par rapport à la religion? La religion n'est pas le seul élément dans l'équation, loin de là, mais elle est certainement d'une grande importance. L'essor de l'intégrisme religieux est-il la conséquence directe du conflit de civilisations?
L'intégrisme religieux résulte avant tout du processus de modernisation qui affecte le monde. Des mouvements intégristes existent aujourd'hui au sein de pratiquement toutes les principales religions. Les gens qui rejoignent ces mouvements sont ceux qui ont quitté leur village natal dans l'espoir de trouver du travail dans les villes, qui se sont déracinés et qui doivent s'adapter à un milieu urbain. Ils deviennent des intégristes, qu'ils soient protestants, hindous ou musulmans. L'essor de l'intégrisme est générateur de problèmes et de conflits. Les résoudre, sera l'un des principaux défis que les Etats du monde devront relever.
La civilisation occidentale croit en l'universalité de ses valeurs. Cette attitude a-t-elle généré l'intégrisme islamique?
Il ne fait pas de doute que le retour de l'islam est une réaction à la modernisation sociale et économique. Mais c'est aussi un rejet sans appel de la culture occidentale. Les islamistes ont peur de se faire étouffer par la culture occidentale. C'est pour cette raison qu'ils sont prêts à se moderniser sans pour autant s'occidentaliser. Le conflit entre l'Occident et l'Islam constitue à vos yeux le conflit le plus important de notre époque.
Essayez de trouver quelque part dans le monde un conflit important qui n'oppose pas une société islamique à une société non islamique. La frontière du monde musulman, du Maroc à l'Indonésie, est une ligne de front continue. Les Bosniaques musulmans contre les Serbes orthodoxes et les Croates catholiques, la Grèce contre la Turquie, les Arméniens contre les Azéris, les Russes contre les Tchétchènes et les musulmans d'Asie centrale, l'Inde contre le Pakistan. Sans compter les conflits entre musulmans et catholiques aux Philippines et en Indonésie, entre les Juifs et les Arabes au Moyen-Orient et la guerre sanglante entre chrétiens et musulmans au Soudan. 
Votre théorie des civilisations n'est-elle pas une façon de justifier l'hégémonie américaine. C'est absurde. J'insiste au contraire sur le fait que la puissance de l'Occident diminue par rapport à celle des autres civilisations. L'Occident ne peut pas et ne devrait pas tenter d'imposer son système à d'autres sociétés par la force ou la coercition. Nous allons vers un monde à civilisations multiples; il n'y aura donc plus de puissance dominante. Certains pays seront plus forts que d'autres. L'Occident, même s'il perd de sa puissance, va évidemment rester la civilisation dominante au cours des décennies à venir. Et les Etats-Unis resteront
sans aucun doute le pays le plus puissant pendant cette période. Mais ce sera malgré tout un monde pluraliste, et l'Occident ne pourra plus imposer sa volonté.
Que doit faire l'Occident?
L'Occident doit agir pour protéger ses propres intérêts, ses institutions, ses valeurs. Il devrait tenter d'atteindre un degré d'unité plus important que par le passé. Dans l'hypothèse où des conflits latents entre l'Occident et la Chine ou l'Islam éclateraient, il faudrait
tenter de conserver des relations de coopération avec des pays comme la Russie, le Japon et l'Inde. Ces trois pays constituent un groupe de «civilisations balançoires» qui, avec les pays d'Amérique latine, ont tout à fait leur place dans la civilisation occidentale.

Traduit de l'anglais par Dan Throsby
/Libération