La politique nucléaire du Pakistan
Alain Lamballe (06/1998)
La genèse du programme nucléaire pakistanais 
Les vecteurs (avions et missiles sol-sol)
Les essais nucléaires de mai 1998
Les conséquences stratégiques, politiques et économiques des essais 
Conclusion
Sources d'Asie remercie le général Lamballe de l'avoir autorisé  à reproduire le texte d'une conférence prononcée en juin 1998 sur la politique nucléaire du Pakistan. Cette conférence avait été suscitée par les essais nucléaires indiens et pakistanais effectués le mois précédent. Elle éclaire encore aujourd'hui le jeu géostratégique en Asie du Sud et dans l'Asie continentale, notamment après le lancement récent de missiles par les deux protagonistes, et notamment, les 14 et 15 avril 1999, par le Pakistan.

 Les essais nucléaires, en mai 1998, en Inde puis au Pakistan, ont officialisé une situation de fait. Les deux pays protagonistes de l'Asie du Sud possédaient déjà, depuis de nombreuses années comme l'affirmaient les analystes, une certaine maîtrise des armes nucléaires. Une dissuasion nucléaire qui ne voulait pas dire son nom existait bel et bien dans cette partie du monde . Elle s'en trouve confortée.

 L'Inde a toujours considéré la Chine comme son adversaire potentiel le plus dangereux. Sa défaite humiliante lors du conflit de 1962 avec son grand voisin du Nord explique en grande partie son programme nucléaire militaire dont la première manifestation tangible fut l'essai, alors qualifié d'explosion pacifique, en mai 1974, à Pokharan dans le désert du Rajasthan. De son côté, le Pakistan affichait, après sa défaite face à l'Inde en décembre 1971, et son démembrement qui avait donné naissance au Bangladesh, son intention de se doter, comme son adversaire, d'un armement nucléaire.
 

 

La genèse du programme nucléaire pakistanais 

 Au fil des ans, le Pakistan a su profiter de l'aide étrangère, surtout chinoise, pour se constituer un ensemble de centres de recherches nucléaires et de production de matériaux fissibles dont les plus connus sont ceux de Kahuta près de la capitale et de Khushab, au Sud de la "Salt range" (entre Islamabad et Lahore). Les activités de ces établissements s'exerçaient et s'exercent toujours dans les domaines civil et militaire.

 Le Canada a fourni un réacteur nucléaire à eau lourde (dénommé Kanupp et situé à l'Ouest de Karachi).

 La France s'est engagée à deux reprises pour fournir une aide. D'abord en 1976 pour la construction d'une usine de retraitement de déchets radioactifs à Chasma (sur les bords de l'Indus), projet abandonné en 1978 sous la pression des Américains qui craignaient la production d'uranium enrichi à des fins militaires. Ensuite en février 1990 pour la réalisation d'une centrale électronucléaire (à eau pressurisée), projet tombé en désuétude dès juin 1991 lorsque la France a adhéré au Traité de Non-Prolifération (les Pakistanais n'ont jamais voulu y adhérer et se plier aux règles strictes de contrôle international, tant que les Indiens n'en feraient pas autant de leur côté). La coopération nucléaire avec la France est donc une histoire avortée, mal perçue par le Pakistan.

 Par des moyens détournés, les chercheurs pakistanais ont obtenu les spécifications de l'usine d'enrichissement de l'uranium par ultracentrifugation, à Almelo (Pays-Bas), exploitée en commun par les Néerlandais, les Britanniques et les Allemands.

 Pékin a fourni des informations sur la fabrication d'une arme atomique ; cette aide a été déterminante. Par ailleurs, grâce à un contrat signé avec les Chinois le 31 décembre 1991, la construction d'une centrale électronucléaire se fait à Chasma. Celle-ci (dénommée Chasnupp) devrait être terminée à la fin de 1998.

 En profitant de ces coopérations diverses, civiles et militaires et des informations obtenues de manière illégale, les Pakistanais ont probablement mis au point leur première bombe atomique dès 1986. Des militaires oeuvraient expressément dans ce sens comme le général Hamid GUL.

 

Les vecteurs (avions et missiles sol-sol)

 L'armée de l'air dispose de 32 F 16 pouvant être équipés pour la livraison d'armes nucléaires. Elle se trouve en état d'infériorité dans ce domaine par rapport à l'armée de l'air indienne qui peut aligner 80 Jaguar et 120 Mig 27 pour ce genre de missions. 

 Parallèlement aux recherches nucléaires, des efforts ont été consacrés pour la mise au point de missiles, de manière générale les meilleurs vecteurs pour délivrer des armes de destruction massive parce que plus difficilement interceptables. Des laboratoires publics ont cherché à se procurer dans certains pays occidentaux la technologie nécessaire, notamment pour le guidage. Les Chinois, de leur côté, ont facilité la mise au point des missiles tactiques comme le Hataf I (d'une portée voisine de 100 kilomètres) et le Hataf II (d'une portée pouvant aller, pour certaines versions, jusqu'à 600 kilomètres), sans doute assez peu performants. Ils ont aussi exporté le missile M 11 (d'une portée de 300 kilomètres ; deux régiments en seraient déjà dotés). Le missile à portée intermédiaire Hataf V (dénommé Ghauri), expérimenté sur une distance de 1 200 kilomètres (voire de 1 500) le 6 avril 1998, semble une copie de l'engin nord-coréen Nodong. Il peut être mis en oeuvre à partir d'un lanceur mobile, ce qui diminuerait sa vulnérabilité. 

 Malgré les progrès accomplis au cours des dernières années, les Pakistanais accusent du retard en matière balistique par rapport aux Indiens. Le programme spatial de New-Delhi, sans équivalent au Pakistan, favorise la mise au point de missiles intercontinentaux, en l'occurrence nécessaires contre la Chine et a fortiori de missiles à portée moyenne et intermédiaire, suffisants contre le Pakistan. D'ores et déjà, les Indiens disposent d'une panoplie de missiles tactiques (Prithvi, portant selon les versions à 150 ou 250 kilomètres) et stratégiques (Agni, portant à 2 500 kilomètres).

 

Les essais nucléaires de mai 1998

 Les cinq essais nucléaires indiens à Pokharan (trois le 11 mai 1998 et deux le 13 mai) provoquèrent une certaine surprise dans le monde, bien qu'ils avaient été envisagés par le Bharatiya Janata Party dans son programme de la dernière campagne électorale, désormais la principale formation gouvernementale à New-Delhi. Le Pakistan répliqua par cinq essais sur le site de Chagaï (dénommé aussi Dostan Wadh, près de la frontière iranienne, donc relativement éloigné de l'Inde), le 28 mai qui ne surprirent personne et un essai, quelque peu inattendu le 30 mai. Ainsi, Islamabad égalisait avec l'Inde par le nombre total des essais effectués (en incluant la première explosion indienne en mai 1974).

 Les caractéristiques des explosions pakistanaises ne sont pas encore connues. Nul ne sait pour le moment si divers types d'essais, y compris thermonucléaires comme dans le cas de l'Inde, ont été effectués. Il semble toutefois acquis que les ingénieurs pakistanais savent, comme leurs homologues indiens, miniaturiser les charges et donc les rendre transportables sur des vecteurs comme les avions et missiles.

 

Les conséquences stratégiques, politiques et économiques des essais

 Les essais conduits par le Pakistan peu de temps après ceux de l'Inde montrent que la dissuasion nucléaire joue dans les deux sens, comme on le savait déjà : du fort au faible pour New-Delhi et du faible au fort pour Islamabad. Le pouvoir égalisateur de l'atome avantage le Pakistan face à l'Inde. En revanche, ce dernier pays bénéficie d'une certaine protection du faible au fort face à la Chine bien que ses vecteurs manquent encore un peu de portée et sans doute de précision pour atteindre les principaux centres urbains et industriels de son adversaire potentiel, au delà du Tibet.

 Les deux protagonistes d'Asie du Sud chercheront selon toute vraisemblance à améliorer leurs vecteurs, en les rendant plus aptes à pénétrer la défense adverse et en augmentant la précision. Ils voudront aussi se doter d'une possibilité de seconde frappe, ce qui sera plus facile pour l'Inde, compte tenu de sa plus grande dimension et de sa profondeur stratégique (la distance protègera encore longtemps des sites de seconde frappe qui seraient situés dans le Sud et l'Est de l'Inde).

 Même si, comme il faut l'espérer, les experts et responsables de la défense privilégient la stratégie de dissuasion plutôt qu'une doctrine d'emploi du feu nucléaire tactique sur le champ de bataille, la possession désormais officielle par les deux belligérants potentiels d'armes de destruction massive modifiera le combat conventionnel. La peur s'emparera, encore plus qu'auparavant, des énormes masses urbaines qui fuiront vers les campagnes en désorganisant tous les transports routiers et ferroviaires. De ce fait, les combats conventionnels par les grandes unités blindées et mécanisées se dérouleront de préférence dans les zones désertiques.

 Sur le plan intérieur, le pouvoir du premier ministre pakistanais, Nawaz SHARIF, en sort renforçé, au moins à court terme. Un consensus semble exister pour poursuivre la montée en puissance des forces nucléaires. Mais les coûts d'une modernisation de ces systèmes d'armes ne seront pas négligeables car ils ne supprimeront pas le développement des armements conventionnels.

 Les sanctions économiques décidées par les Etats-Unis et le Japon et, sous leur pression par les organismes d'aide internationaux, contre les deux pays proliférateurs engendreront des difficultés supplémentaires, plus au Pakistan qu'en Inde. Rien ne prouve cependant que les attitudes restrictives américaine et japonaise se poursuivront longtemps.

 Les sanctions militaires américaines, déjà appliquées depuis 1990, peuvent difficilement se durcir. Elles se maintiendront en privant notamment l'armée de l'air pakistanaise de F 16 supplémentaires. Les autres aides militaires étrangères se poursuivront ; le programme d'acquisition de sous-marins français Agosta 90 B ne subira aucune conséquence.

 La situation au Cachemire devrait se figer et la ligne de contrôle pourrait se transformer en frontière internationale. En effet, la dissuasion nucléaire devrait, en toute logique, empêcher les deux acteurs d'entreprendre des offensives de grande ampleur susceptibles de provoquer des représailles.

 Bien qu'il ne le proclame pas, le Pakistan peut s'enorgueillir d'être devenu, officiellement, le premier Etat musulman à se doter d'armes nucléaires. Son prestige en sera rehaussé dans le monde de l'islam. Mais rien ne prouve qu'il fera bénéficier d'autres pays islamiques de son savoir-faire même si son armement nucléaire sera assimilé, qu'il le veuille ou non, par les extrémistes comme une "bombe islamique" et même si des pressions s'exercent dans ce sens (en échange d'aide financière par exemple). Un sentiment de fierté pourrait naître dans le monde arabe et en Iran et faire des émules dans certains pays. Des sentiments propakistanais ne sont pas non plus à exclure en Inde même dans l'importante communauté musulmane (au total près de 130 millions), au Cachemire mais aussi ailleurs, notamment en Uttar Pradesh et en Andhra Pradesh. Les services spéciaux pakistanais pourraient favoriser de tels mouvements de sympathie qui seraient gravement dommageables pour l'unité de l'Inde. Le nationalisme des musulmans indiens ne saurait toutefois être systématiquement mis en doute ; le conseiller scientifique du premier ministre de l'Inde, spécialiste balistique de renom, Abdul KALAM, appartient à cette communauté. Au Pakistan, aucune réaction antigouvernementale de la minorité hindoue n'est à craindre car celle-ci est numériquement très faible.

 De son côté, la Chine pourrait réactiver l'aide qu'elle apportait jadis à certaines rébellions, notamment dans le Nord-Est de l'Inde. En tout état de cause, le rapprochement récemment constaté entre les deux pays,à l'époque de l'ancien gouvernement de New-Delhi, avec l'adoption de véritables mesures de confiance, paraît révolu. Le Pakistan ne tirera que des avantages de cette tension sino-indienne renaissante.
 

 

Conclusion

L'Asie du Sud a connu quatre guerres au cours du premier quart de siècle qui a suivi la naissance de l'Inde et du Pakistan, en août 1947 : conflits indo-pakistanais en 1947, 1965 et 1971 et conflit sino-indien de 1962. Depuis 1972, c'est à dire depuis 26 ans, la paix règne ou tout au moins un état de non-guerre existe dans cette région du monde ; seuls des heurts sporadiques et limités, parfois certes violents, ont opposé forces armées indiennes et pakistanaises au Cachemire, sur la ligne de contrôle et dans le glacier du Siachen. La dissuasion nucléaire de facto explique, au moins en partie, l'absence de guerre généralisée. La dissuasion nucléaire de jure qui prévaut désormais devrait, de même, réfréner toutes velléités chez les responsables indiens et pakistanais de déclencher des hostilités sur une grande échelle. Mais le danger subsiste d'une exacerbation des passions populaires susceptibles d'exercer de fortes pressions sur les dirigeants. La crainte que suscite l'importance au Pakistan des militaires dans la vie politique et l'absence de véritable contrôle civil sur les forces armées ne doit pas être exagérée. Le haut commandement pakistanais n'est pas constitué de faucons et ne le sera probablement pas.