Les essais nucléaires, en mai 1998, en Inde puis au Pakistan,
ont officialisé une situation de fait. Les deux pays protagonistes
de l'Asie du Sud possédaient déjà, depuis de nombreuses
années comme l'affirmaient les analystes, une certaine maîtrise
des armes nucléaires. Une dissuasion nucléaire qui ne voulait
pas dire son nom existait bel et bien dans cette partie du monde . Elle
s'en trouve confortée.
L'Inde a toujours considéré la Chine comme son adversaire
potentiel le plus dangereux. Sa défaite humiliante lors du conflit
de 1962 avec son grand voisin du Nord explique en grande partie son programme
nucléaire militaire dont la première manifestation tangible
fut l'essai, alors qualifié d'explosion pacifique, en mai 1974,
à Pokharan dans le désert du Rajasthan. De son côté,
le Pakistan affichait, après sa défaite face à l'Inde
en décembre 1971, et son démembrement qui avait donné
naissance au Bangladesh, son intention de se doter, comme son adversaire,
d'un armement nucléaire.
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La genèse
du programme nucléaire pakistanais
Au fil des ans, le Pakistan a su profiter de l'aide étrangère,
surtout chinoise, pour se constituer un ensemble de centres de recherches
nucléaires et de production de matériaux fissibles dont les
plus connus sont ceux de Kahuta près de la capitale et de Khushab,
au Sud de la "Salt range" (entre Islamabad et Lahore). Les activités
de ces établissements s'exerçaient et s'exercent toujours
dans les domaines civil et militaire.
Le Canada a fourni un réacteur nucléaire à
eau lourde (dénommé Kanupp et situé à l'Ouest
de Karachi).
La France s'est engagée à deux reprises pour fournir
une aide. D'abord en 1976 pour la construction d'une usine de retraitement
de déchets radioactifs à Chasma (sur les bords de l'Indus),
projet abandonné en 1978 sous la pression des Américains
qui craignaient la production d'uranium enrichi à des fins militaires.
Ensuite en février 1990 pour la réalisation d'une centrale
électronucléaire (à eau pressurisée), projet
tombé en désuétude dès juin 1991 lorsque la
France a adhéré au Traité de Non-Prolifération
(les Pakistanais n'ont jamais voulu y adhérer et se plier aux règles
strictes de contrôle international, tant que les Indiens n'en feraient
pas autant de leur côté). La coopération nucléaire
avec la France est donc une histoire avortée, mal perçue
par le Pakistan.
Par des moyens détournés, les chercheurs pakistanais
ont obtenu les spécifications de l'usine d'enrichissement de l'uranium
par ultracentrifugation, à Almelo (Pays-Bas), exploitée en
commun par les Néerlandais, les Britanniques et les Allemands.
Pékin a fourni des informations sur la fabrication d'une
arme atomique ; cette aide a été déterminante. Par
ailleurs, grâce à un contrat signé avec les Chinois
le 31 décembre 1991, la construction d'une centrale électronucléaire
se fait à Chasma. Celle-ci (dénommée Chasnupp) devrait
être terminée à la fin de 1998.
En profitant de ces coopérations diverses, civiles et militaires
et des informations obtenues de manière illégale, les Pakistanais
ont probablement mis au point leur première bombe atomique dès
1986. Des militaires oeuvraient expressément dans ce sens comme
le général Hamid GUL. |
Les vecteurs (avions et missiles sol-sol)
L'armée de l'air dispose de 32 F 16 pouvant être
équipés pour la livraison d'armes nucléaires. Elle
se trouve en état d'infériorité dans ce domaine par
rapport à l'armée de l'air indienne qui peut aligner 80 Jaguar
et 120 Mig 27 pour ce genre de missions.
Parallèlement aux recherches nucléaires, des efforts
ont été consacrés pour la mise au point de missiles,
de manière générale les meilleurs vecteurs pour délivrer
des armes de destruction massive parce que plus difficilement interceptables.
Des laboratoires publics ont cherché à se procurer dans certains
pays occidentaux la technologie nécessaire, notamment pour le guidage.
Les Chinois, de leur côté, ont facilité la mise au
point des missiles tactiques comme le Hataf I (d'une portée voisine
de 100 kilomètres) et le Hataf II (d'une portée pouvant aller,
pour certaines versions, jusqu'à 600 kilomètres), sans doute
assez peu performants. Ils ont aussi exporté le missile M 11 (d'une
portée de 300 kilomètres ; deux régiments en seraient
déjà dotés). Le missile à portée intermédiaire
Hataf V (dénommé Ghauri), expérimenté sur une
distance de 1 200 kilomètres (voire de 1 500) le 6 avril 1998, semble
une copie de l'engin nord-coréen Nodong. Il peut être mis
en oeuvre à partir d'un lanceur mobile, ce qui diminuerait sa vulnérabilité.
Malgré les progrès accomplis au cours des dernières
années, les Pakistanais accusent du retard en matière balistique
par rapport aux Indiens. Le programme spatial de New-Delhi, sans équivalent
au Pakistan, favorise la mise au point de missiles intercontinentaux, en
l'occurrence nécessaires contre la Chine et a fortiori de missiles
à portée moyenne et intermédiaire, suffisants contre
le Pakistan. D'ores et déjà, les Indiens disposent d'une
panoplie de missiles tactiques (Prithvi, portant selon les versions à
150 ou 250 kilomètres) et stratégiques (Agni, portant à
2 500 kilomètres). |
Les essais nucléaires de mai 1998
Les cinq essais nucléaires indiens à Pokharan (trois
le 11 mai 1998 et deux le 13 mai) provoquèrent une certaine surprise
dans le monde, bien qu'ils avaient été envisagés par
le Bharatiya Janata Party dans son programme de la dernière campagne
électorale, désormais la principale formation gouvernementale
à New-Delhi. Le Pakistan répliqua par cinq essais sur le
site de Chagaï (dénommé aussi Dostan Wadh, près
de la frontière iranienne, donc relativement éloigné
de l'Inde), le 28 mai qui ne surprirent personne et un essai, quelque peu
inattendu le 30 mai. Ainsi, Islamabad égalisait avec l'Inde par
le nombre total des essais effectués (en incluant la première
explosion indienne en mai 1974).
Les caractéristiques des explosions pakistanaises ne sont
pas encore connues. Nul ne sait pour le moment si divers types d'essais,
y compris thermonucléaires comme dans le cas de l'Inde, ont été
effectués. Il semble toutefois acquis que les ingénieurs
pakistanais savent, comme leurs homologues indiens, miniaturiser les charges
et donc les rendre transportables sur des vecteurs comme les avions et
missiles. |
Les conséquences stratégiques,
politiques et économiques des essais
Les essais conduits par le Pakistan peu de temps après
ceux de l'Inde montrent que la dissuasion nucléaire joue dans les
deux sens, comme on le savait déjà : du fort au faible pour
New-Delhi et du faible au fort pour Islamabad. Le pouvoir égalisateur
de l'atome avantage le Pakistan face à l'Inde. En revanche, ce dernier
pays bénéficie d'une certaine protection du faible au fort
face à la Chine bien que ses vecteurs manquent encore un peu de
portée et sans doute de précision pour atteindre les principaux
centres urbains et industriels de son adversaire potentiel, au delà
du Tibet.
Les deux protagonistes d'Asie du Sud chercheront selon toute vraisemblance
à améliorer leurs vecteurs, en les rendant plus aptes à
pénétrer la défense adverse et en augmentant la précision.
Ils voudront aussi se doter d'une possibilité de seconde frappe,
ce qui sera plus facile pour l'Inde, compte tenu de sa plus grande dimension
et de sa profondeur stratégique (la distance protègera encore
longtemps des sites de seconde frappe qui seraient situés dans le
Sud et l'Est de l'Inde).
Même si, comme il faut l'espérer, les experts et
responsables de la défense privilégient la stratégie
de dissuasion plutôt qu'une doctrine d'emploi du feu nucléaire
tactique sur le champ de bataille, la possession désormais officielle
par les deux belligérants potentiels d'armes de destruction massive
modifiera le combat conventionnel. La peur s'emparera, encore plus qu'auparavant,
des énormes masses urbaines qui fuiront vers les campagnes en désorganisant
tous les transports routiers et ferroviaires. De ce fait, les combats conventionnels
par les grandes unités blindées et mécanisées
se dérouleront de préférence dans les zones désertiques.
Sur le plan intérieur, le pouvoir du premier ministre pakistanais,
Nawaz SHARIF, en sort renforçé, au moins à court terme.
Un consensus semble exister pour poursuivre la montée en puissance
des forces nucléaires. Mais les coûts d'une modernisation
de ces systèmes d'armes ne seront pas négligeables car ils
ne supprimeront pas le développement des armements conventionnels.
Les sanctions économiques décidées par les
Etats-Unis et le Japon et, sous leur pression par les organismes d'aide
internationaux, contre les deux pays proliférateurs engendreront
des difficultés supplémentaires, plus au Pakistan qu'en Inde.
Rien ne prouve cependant que les attitudes restrictives américaine
et japonaise se poursuivront longtemps.
Les sanctions militaires américaines, déjà
appliquées depuis 1990, peuvent difficilement se durcir. Elles se
maintiendront en privant notamment l'armée de l'air pakistanaise
de F 16 supplémentaires. Les autres aides militaires étrangères
se poursuivront ; le programme d'acquisition de sous-marins français
Agosta 90 B ne subira aucune conséquence.
La situation au Cachemire devrait se figer et la ligne de contrôle
pourrait se transformer en frontière internationale. En effet, la
dissuasion nucléaire devrait, en toute logique, empêcher les
deux acteurs d'entreprendre des offensives de grande ampleur susceptibles
de provoquer des représailles.
Bien qu'il ne le proclame pas, le Pakistan peut s'enorgueillir
d'être devenu, officiellement, le premier Etat musulman à
se doter d'armes nucléaires. Son prestige en sera rehaussé
dans le monde de l'islam. Mais rien ne prouve qu'il fera bénéficier
d'autres pays islamiques de son savoir-faire même si son armement
nucléaire sera assimilé, qu'il le veuille ou non, par les
extrémistes comme une "bombe islamique" et même si des pressions
s'exercent dans ce sens (en échange d'aide financière par
exemple). Un sentiment de fierté pourrait naître dans le monde
arabe et en Iran et faire des émules dans certains pays. Des sentiments
propakistanais ne sont pas non plus à exclure en Inde même
dans l'importante communauté musulmane (au total près de
130 millions), au Cachemire mais aussi ailleurs, notamment en Uttar Pradesh
et en Andhra Pradesh. Les services spéciaux pakistanais pourraient
favoriser de tels mouvements de sympathie qui seraient gravement dommageables
pour l'unité de l'Inde. Le nationalisme des musulmans indiens ne
saurait toutefois être systématiquement mis en doute ; le
conseiller scientifique du premier ministre de l'Inde, spécialiste
balistique de renom, Abdul KALAM, appartient à cette communauté.
Au Pakistan, aucune réaction antigouvernementale de la minorité
hindoue n'est à craindre car celle-ci est numériquement très
faible.
De son côté, la Chine pourrait réactiver l'aide
qu'elle apportait jadis à certaines rébellions, notamment
dans le Nord-Est de l'Inde. En tout état de cause, le rapprochement
récemment constaté entre les deux pays,à l'époque
de l'ancien gouvernement de New-Delhi, avec l'adoption de véritables
mesures de confiance, paraît révolu. Le Pakistan ne tirera
que des avantages de cette tension sino-indienne renaissante.
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