Conférence prononcée par le Général (2e
S) Alain LAMBALLE,
le 17 décembre 1998 à l'Institut International d'Administration
Publique dans le cadre des conférences conjointes du Centre des
Hautes Études sur l'Afrique et l'Asie Modernes (CHEAM) et de l'Association
des Auditeurs du CHEAM
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I) LES DONNES, ANCIENNES
ET NOUVELLES
1)
Domaine militaire
2)
Domaine de la maîtrise des armements
3) Domaine de la politique
II)
LES RISQUES DE GUERRE
1)
Deux écoles au regard de la dissuasion
2)
La Chine comme élément perturbateur
CONCLUSION
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Il m'a été demandé de traiter ce soir de la nouvelle donne en Asie du Sud après les essais nucléaires de mai 1998. Je me réjouis, à l'avance, d'avoir un échange avec vous sur ce sujet ; le temps consacré aux questions le permettra.
C'est un sujet d'importance qui concerne la région la plus peuplée du monde ; l'Inde et le Pakistan représentent, en effet, avec les cinq autres pays d'Asie du Sud, environ 1,3 milliard d'êtres humains, c'est à dire plus que la Chine le grand voisin du Nord, lui aussi d'ailleurs impliqué dans l'évolution de cette région riveraine de l'Océan Indien. Cet ensemble géographique (Asie du Sud et Chine), concerné par l'évolution géostratégique qui se dessine, représente environ 40% de la population du monde. Ce pourcentage montre son importance.
Vous avez remarqué qu'il y a un point d'interrogation après
le titre de la conférence. Posons-nous donc d'emblée la question
: y-a-t-il une nouvelle donne stratégique en Asie du Sud après
les explosions nucléaires souterraines de l'Inde, les 11 et 13 mai
puis du Pakistan les 28 et 30 mai 1998 ? Après avoir tenté
de répondre à cette question, j'examinerai les risques de
guerre.
Y a-t'il une nouvelle donne en Asie du Sud ? Votre réponse est sans doute "oui". Vous n'avez pas tort mais vous n'avez pas non plus raison. Tout doit être nuancé car tout dépend dans quel domaine on se place. On examinera donc trois domaines, d'abord le militaire pur, ensuite la maîtrise des armements et enfin le politique.
Dans le domaine purement militaire, à mon avis, les essais du mois de mai n'ont pas fondamentalement changé les choses dans la région. C'est une réponse, j'en conviens, un peu provocatrice, qui demande des explications. Il faut, à ce sujet, faire un bref rappel historique.
L'Inde et le Pakistan possédaient, à des degrés divers, la maîtrise de fabrication des armes nucléaires, le premier pays depuis 25 ans, le second depuis 15 ans. Les recherches ne portaient pas seulement sur l'utilisation civile de l'atome.
New Delhi s'était intéressé dès l'indépendance à l'énergie nucléaire, à l'utilisation civile de l'atome. L'impulsion avait été donnée par la naissance du "Department of atomic energy" (équivalent de notre Commissariat à l'énergie atomique) dès 1948 ; des centres de recherche avaient été créés grâce à des savants remarquables. La guerre perdue contre la Chine en 1962 et l'entrée de ce pays dans le club des puissances nucléaires militaires en 1964 avaient convaincu l'Inde de la nécessité de se lancer dans un programme nucléaire militaire. L'expérimentation nucléaire du 18 mai 1974, sur le site de Pokharan, dans le Rajasthan, celui-là même qui a été récemment utilisé, concrétisait l'avancée des recherches. La qualification d'explosion pacifique, réalisée à des fins civiles, ne trompait personne. Depuis ce test, réussi, les recherches s'étaient évidemment poursuivies, même si d'autres essais n'avaient pas eu lieu.
De son côté, le Pakistan s'était aussi intéressé au nucléaire au début des années 1950 (création de la "Pakistan Atomic Energy Commission", équivalent de notre Commissariat à l'énergie atomique en ?). Traumatisé par sa défaite infligée par l'Inde en 1971, la séparation de son aile orientale devenue le Bangladesh, et vulnérabilisé encore plus par l'explosion indienne de 1974, le Pakistan n'avait pas tardé à militariser son programme de recherche nucléaire. Certains prétendent même, mais cela n'a jamais été prouvé, qu'un essai nucléaire pakistanais avait eu lieu sur le site chinois du Lop Nor, au Xinjiang, au milieu des années 1980. Paradoxalement, l'arrêt de l'aide militaire américaine en octobre 1990 pour cause de programme nucléaire militaire, a, d'une certaine manière, poussé le Pakistan vers la réalisation d'une force de frappe puisqu'il ne pouvait moderniser son arsenal conventionnel (notamment son armée de l'air).
Un arsenal nucléaire ne peut être efficace que s'il dispose de vecteurs pouvant transporter les armes. Or l'Inde et le Pakistan ont constamment modernisé leurs flottes aériennes et se sont lancés, il y a bien longtemps, dans la mise au point de missiles.
L'Inde a élaboré très tôt un programme spatial dont les réalisations dans le domaine des vecteurs et aussi dans celui des satellites trouvent évidemment des applications militaires pour le développement d'une force de frappe nucléaire. Les forces armées indiennes disposent aujourd'hui de missiles à courte portée Prithvi (de 150 à 250 kilomètres selon les versions) et seront dans les années qui viennent dotées de missiles à moyenne portée Agni (une première version tire à 1.400 kilomètres, une seconde permettra d'atteindre 2.500 kilomètres). La marine pourrait aussi disposer, à plus ou moins long terme, d'un missile mer-sol, le Sangarika (d'une portée évaluée à 325 kilomètres donc relativement faible mais pouvant menacer Karachi).
Le Pakistan dispose de missiles à courte portée, Hataf I (100 kilomètres), II (200 kilomètres) et III (300 kilomètres) et met au point des missiles de moyenne portée, le Hataf V ou Ghauri (nom d'un conquérant afghan qui avait lancé des attaques contre l'Inde au XIIème siècle - un essai a été effectué, avec succès semble-t-il, en avril 1998, à 1.500 kilomètres), le Shaheen I (d'une portée de 700 kilomètres mais non testé) et le Shaheen II (devant porter à 2.000 kilomètres mais lui non plus pas encore expérimenté). Il possède par ailleurs des missiles M 11 importés de Chine.
Dans les domaines de l'atome et des missiles, l'Inde et le Pakistan ont bénéficié d'aides internationales. La France, le Canada, les Etats-Unis et l'URSS (puis la Russie) ont transmis de la technologie à l'Inde. Le Pakistan, quant à lui, a profité au début d'une aide canadienne et ensuite surtout d'une assistance chinoise.
Depuis des années, le Pakistan connaissait les capacités nucléaires de l'Inde et réciproquement. Les déclarations officielles et officieuses des autorités politiques et militaires n'étaient ambiguës que pour ceux qui ne voulaient pas comprendre. Les services de renseignement des deux pays étaient relativement bien informés de l'état d'avancement des recherche chez leur adversaire. Les Etats-Unis et bien d'autres pays n'ignoraient non plus rien de la situation. Pendant de nombreuses années, ils ont plus ou moins laissé faire l'Inde et le Pakistan. L'invasion de l'Afghanistan par les troupes soviétiques en 1979 rendait indispensable la collaboration du Pakistan pour les en déloger en aidant les mujahiddins. Ce n'est qu'à partir de 1990, un an après le retrait soviétique d'Afghanistan que les critiques sont apparues, en tout premier lieu celles des Etats-Unis. Ceux-ci s'efforcèrent alors de convaincre l'Inde et le Pakistan d'arrêter leur programme nucléaire militaire. L'amendement Pressler, voté en 1985 mais en vigueur seulement depuis octobre 1990, visait expressément le Pakistan en interdisant la vente de matériels militaires sophistiqués. Le monde savait ce qu'il en était en Inde et au Pakistan, comme il sait aujourd'hui que d'autres Etats non déclarés officiellement possédent aussi un armement atomique. En Asie du Sud, la dissuasion existait donc bel et bien. Avec les essais de mai 1998, elle a cessé d'être officieuse pour devenir officielle, sans changer de réalité.
La course aux armements, nucléaires et conventionnels, la sophistication des vecteurs existants, la mise au point de nouveaux moyens de lancement et l'acquisition de systèmes d'observation ont, certes, été accélérées. L'augmentation des budgets militaires, en Inde et au Pakistan, le montre. Mais de tels efforts ont été constatés dans le passé. Le Pakistan pourrait souffrir davantage de la course aux armements car il dispose de ressources financières nettement inférieures.
Contrairement aux apparences, la donne dans le domaine militaire n'a pas connu de changements fondamentaux. Les essais nucléaires de 1998 ont seulement confirmé, de manière magistrale et aux yeux de tous, une tendance existante depuis des années. Ils ont toutefois souligné la capacité de l'Inde à construire des armes à fission exaltée et thermonucléaire (bien qu'il y ait des doutes pour ces dernières), qui conserverait de ce fait une certaine avance technologique sur le Pakistan.
2) Domaine de la maîtrise des armements
Les expérimentations nucléaires de l'Inde puis du Pakistan s'inscrivent dans une certaine logique. Les deux pays n'ont violé aucun accord international puisqu'ils avaient refusé d'adhérer au traité de non prolifération nucléaire (TNP) et au traité d'interdiction complète des essais (TICE). New-Delhi ne pouvait admettre une discrimination entre les pays nucléaires et les autres. Islamabad calquait son attitude sur celle de l'Inde, se réservant de déployer des armes nucléaires comme son voisin ennemi.
Les explosions de mai 1998 au Rajasthan et au Balouchistan ont porté un coup sévère à la non prolifération. Elles peuvent inciter d'autres pays, arabes ou non, à se lancer dans la même aventure, notamment l'Iran tout proche géographiquement et qui nourrit des ambitions de puissance régionale (des essais du missile Shahab 3 à moyenne portée - 1.300 kilomètres - en attestent).
Le Pakistan semble avoir bénéficié d'aides financières de ce pays mais aussi de l'Arabie Séoudite, des Emirats Arabes Unis et de la Libye pour son programme nucléaire militaire. Il ne paraît pas prêt, pour autant, à exporter sa technologie dans ces pays et dans d'autres pays musulmans. Des différends ont d'ailleurs vu le jour récemment entre le Pakistan et l'Iran, notamment pour le contrôle de l'Afghanistan qui commande l'accès à l'Asie Centrale ; de plus, les tensions grandissantes entre sunnites et chiites au Pakistan entretiennent des doutes sur les motivations iraniennes. De fait, Téhéran se rapproche quelque peu de New Delhi et consent au transit par son territoire du commerce indien avec l'Asie Centrale. La bombe pakistanaise n'est pas islamiste ; elle s'inscrit, pour le moment tout au moins, exclusivement dans un contexte géostratégique sud-asiatique et non moyen-oriental. L'expérimentation pakistanaise peut cependant générer une certaine fierté et un désir d'émancipation stratégique dans l'ensemble du monde musulman, évolution qui serait favorable à la prolifération. De plus, même si le Pakistan en tant qu'Etat ne saurait être considéré, dans l'état actuel des choses, comme proliférant, des transferts clandestins officieux peuvent se faire à l'insu des autorités.
L'Inde peut être considérée comme un pays non proliférant, même si, périodiquement, des relations étroites sont évoquées avec Israël dans le domaine nucléaire. New Delhi continue de faire preuve de grande rigueur dans ses exportations et transferts de technologie dans ce secteur sensible.
L'Inde et le Pakistan ont déjà signé, entre eux, des accords en matière de maîtrise des armements, y compris dans le domaine nucléaire. Ceux-ci complètent les mesures de confiance et de sécurité instaurées entre les deux pays. L'accord de 1985 interdit les attaques des installations nucléaires. Celui du 31 décembre 1988, ratifié le 27 janvier 1991, prévoit l'échange périodique d'informations sur ces installations. Selon des arrangements conclus en ?, des entretiens téléphoniques réguliers ont lieu entre les états-majors de New Delhi et d'Islamabad, au niveau des directeurs d'opérations. Des contacts réguliers existent également sur la frontière internationale (Punjab, Rajasthan, Gujarat, Sind) entre les responsables indiens et pakistanais des forces paramilitaires concernées. Sur la ligne de contrôle où sont déployées face à face et directement des unités des forces armées, les chefs locaux se rencontrent aussi de temps à autre. Ces contacts se poursuivent ; ils n'ont pas été remis en cause par les explosions nucléaires de 1998.
Les deux principaux pays d'Asie du Sud, qui ont décidé unilatéralement un moratoire sur leurs essais, pourraient désormais adhérer au TNP et au TICE. C'est un fait nouveau, d'importance. Mais des réticences apparaîtront pour la négociation d'un traité de limitation de la production des matières fissibles. Par ailleurs, l'Inde propose à ses deux voisins nucléaires, le Pakistan et la Chine, de conclure des accords de non-recours en premier aux armes nucléaires.
La donne dans le domaine de la maîtrise des armements se modifie donc sensiblement.
Cette fois, New Delhi annonçait clairement qu'il avait procédé à des essais nucléaires militaires pour faire face à une situation jugée dangereuse. C'était un fait nouveau. Certains responsables politiques précisaient que la politique chinoise engendrait des menaces auxquelles il fallait répondre. Contrairement aux quatre autres puissances officiellement nucléaires, la Chine n'a, en effet, pas réduit son arsenal ; elle l'a même amélioré. De plus, le développement, jugé inquiétant, de la coopération militaire de la Chine avec les voisins de l'Inde, le Myanmar (modernisation de quelques bases navales sur l'île Hianggyi à l'embouchure du fleuve Bassein, développement de l'infrastructure navale à Akyab et Mergui et surtout installation d'une base d'écoute dans l'île Grande Coco, pour surveiller les mouvements navals dans le Golfe du Bengale et les essais balistiques indiens), le Bangladesh et bien évidemment et surtout le Pakistan (vente d'équipements divers pour le programme nucléaire, assistance dans le domaine des missiles, ...) appelait une réponse. La Chine et non le Pakistan, jugé un peu par condescendance irritant mais non dangereux, justifiait ces essais nucléaires qui entraient dans une logique de grand à grand. La Russie, trop affaiblie, ne peut plus jouer un rôle de dissuasion vis à vis de la Chine. L'Inde se retrouve seule.
Ces explications, qui reposent sur une réalité, paraissent toutefois insuffisantes. L'Inde a sans doute estimé qu'une entrée dans le club des pays nucléaires faciliterait son admission ultérieure, à titre permanent, au conseil de sécurité de l'ONU. Mais plus encore, la pression mondiale en faveur de la non prolifération nucléaire semblait aux dirigeants indiens de plus en plus néfaste à leur liberté d'action. Il fallait donc que l'Inde entre de force dans le club nucléaire avant qu'il ne soit trop tard. Le gouvernement nationaliste espérait en même temps redorer son blason sur la scène intérieure mais c'était là un argument secondaire.
Les conséquences des explosions nucléaires ont été importantes dans le domaine international.
Les relations entre l'Inde et la Chine s'étaient améliorées, grâce notamment à l'"accord de paix et de tranquillité" de 1993 et l'accord sur les mesures de confiance de 1996 sur la ligne de contrôle effective ("line of actual control") qui tient lieu de frontière (zone d'exclusion aérienne de 10 kilomètres, interdiction de tirs et explosions sur 2 kilomètres). Elles se sont brusquement détériorées et sans doute pour une longue période. Les mesures de confiance et de sécurité ne seront peut-être plus appliquées, au moins pendant quelque temps. Les discussions sur la délimitation des frontières sont arrêtées.
En revanche, les relations entre le Pakistan et la Chine n'ont subi aucun contrecoup ; elles pourraient même se renforcer car Pékin continuera d'utiliser le Pakistan comme le principal contrepoids à l'Inde en Asie du Sud.
Les explosions indiennes provoquèrent des condamnations dans la plupart des pays. Il en fut de même des essais pakistanais. Mais il ne fut jamais question, bien entendu, d'intervention militaire, sous couvert ou non de l'ONU, pour détruire les installations nucléaires. Le conseil de sécurité s'est d'ailleurs abstenu de condamner les deux séries d'essais, se contentant de les déplorer. L'Inde et le Pakistan ne peuvent s'assimiler à l'Irak ou à la Corée du Nord. Ils ont une autre stature internationale.
Les pays du tiers monde réagirent dans l'ensemble avec modération . L'Afrique du Sud fut plus virulente. Certaines capitales arabes exprimèrent même, avec ou sans discrétion, une certaine satisfaction à l'égard des essais pakistanais. Les pays de l'Association des Nations du Sud-Est Asiatique (ANSEA ou en anglais "Association of South-East Asia Nations, ASEAN) ont, lors de la réunion de son forum de sécurité (auquel l'Inde est rattachée en tant qu'observateur), condamné les tests indiens et pakistanais.
Au Bangladesh, majoritairement musulman, les essais tant indiens que pakistanais n'ont pas suscité de réactions particulières, ni pro-pakistanaises ni pro-indiennes ; une certaine indifférence a prévalu. Les autres petites nations d'Asie du Sud (Népal, Sri Lanka et Maldives) ne se sont guère manifestées. Ces pays seront sans doute courtisés davantage par la Chine, qui jouera, peut-être encore plus que par le passé, sur la peur qu'inspirent l'hégémonie indienne et l'antagonisme indo-pakistanais. Le Bhoutan, quant à lui, n'a pas de politique étrangère autonome ; New Delhi lui dicte sa conduite.
La Russie a exprimé ses regrets en condamnant mollement l'Inde (avec laquelle elle entretient depuis longtemps des relations étroites, y compris dans le domaine militaire) ainsi que le Pakistan. Elle n'en a pas moins exprimé ses inquiétudes concernant les conséquences possibles sur son flanc Sud, en Asie Centrale.
Les Etats-Unis, le Japon (premier fournisseur d'aide publique dans les deux pays principaux d'Asie du Sud) et l'Australie décidaient d'appliquer des sanctions économiques immédiates contre l'Inde et le Pakistan (à l'exception des aides humanitaires d'urgence).
Ces pays exercèrent par ailleurs leurs pressions auprès des organismes internationaux comme le FMI et la Banque Mondiale. Des prêts bilatéraux et multilatéraux étaient supprimés. Mais l'Union Européenne refusait toute sanction.
Malgré ses difficultés internes, l'Inde pouvait se permettre de faire face à ces difficultés. Le Pakistan, confronté à des troubles intérieurs graves entre descendants d'immigrés de l'Inde et Sindis et, fait relativement nouveau, entre sunnites et chiites, et de plus en proie à de graves problèmes financiers, paraissait plus vulnérable. Face à la détérioration dans ce pays, qui risque de s'enfoncer dans le chaos, mais aussi pour ne pas pénaliser trop longtemps leurs entreprises exportatrices, les Etats-Unis ont décidé de rétablir certaines aides. De même, la coopération militaire reprend dans plusieurs domaines (en particulier pour la formation de cadres dans les écoles américaines). Les Etats-Unis font également un calcul stratégique ; ils ont certes moins besoin du Pakistan qu'à l'époque de la présence soviétique en Afghanistan mais son concours reste nécessaire s'ils veulent faire transiter le gaz et le pétrole d'Asie Centrale vers la mer d'Arabie en dehors de l'Iran. Par souci d'impartialité, ils ont également assoupli leurs sanctions à l'égard de l'Inde. A moyen terme, les relations entre les Etats-Unis et les deux principaux pays d'Asie du Sud redeviendront normales. Les sanctions économiques cesseront sans doute totalement bientôt. Le Japon a assoupli ses sanctions économiques contre le Pakistan tout en maintenant sa fermeté à l'égard de l'Inde. De plus, il demande la participation du Pakistan, à titre observateur comme l'Inde, au forum de sécurité de l'ANSEA. Islamabad tirerait une certaine fierté d'être associé, à parité avec New Delhi, à un organisme du Sud-Est asiatique auquel rien ne le rattache depuis la scission du Pakistan oriental devenu le Bangladesh ; sa respectabilité internationale n'en serait que renforcée. De son côté, le FMI recommence déjà à accorder des prêts, notamment pour permettre au Pakistan d'honorer ses dettes mais pose des conditions, en particulier sur la nécessité de conduire des réformes économiques de fond. Dans l'immédiat Washington maintient une certaine pression pour obliger New Delhi et Islamabad à adhérer aux traités de non prolifération (notamment en accordant des aides seulement pour une période limitée à un an). La réussite n'est nullement exclue.
Les relations indo-pakistanaises ont certes subi le contre-coup
des essais nucléaires. Globalement, les relations étaient
mauvaises ; elles le sont restées. D'une certaine manière,
la dissuasion, désormais officielle, réduit le risque d'une
confrontation armée sans le supprimer. Le recours aux armes pour
modifier le statu quo au Cachemire paraît plus improbable que jamais.
La thèse parfois exprimée par des analystes étrangers
mais jamais endossée par les responsables politiques des pays concernés
de transformer la ligne de contrôle en frontière internationale
s'en trouve confortée. Elle paraît de plus en plus justifiée.
Les essais pakistanais n'ont pas généré de
mouvements d'enthousiasme dans la communauté musulmane de l'Inde
(forte d'environ 120 millions). Ils ne constituent pas un facteur de désunion
au sein de ce vaste pays multiethnique et multiconfessionnel. D'ailleurs,
le principal artisan de la mise au point des missiles indiens, également
conseiller scientifique du premier ministre est musulman.
En considérant ces donnes anciennes et nouvelles dans les domaines militaire, de la maîtrise des armements et de la politique, quels peuvent être les risques de guerre ? Deux écoles s'affrontent. Pour la première, la dissuasion nucléaire dissuade, donc élimine les risques de guerre. Pour la seconde, la dissuasion ne dissuadera pas toujours ; elle aboutira à la guerre.
1) Deux écoles au regard de l'efficacité de la dissuasion
Efficacité de la dissuasion
L'existence d'une dissuasion officieuse, de plus en plus affirmée au fil des ans par les progrès des programmes nucléaires, aéronautiques et missiliers dans les deux principaux pays d'Asie du Sud, peut être considérée comme l'une des raisons de la paix ou plutôt de l'état de non guerre qui prévaut depuis 1972 c'est à dire depuis plus d'un quart de siècle. S'il en est ainsi, la dissuasion officielle d'aujourd'hui écarte tout autant ou même plus le déclenchement d'un conflit. Elle peut fontionner entre l'Inde et le Pakistan comme elle a opéré avec succès entre les Etats-Unis et l'URSS.
Non efficacité de la dissuasion
Les partisans de la seconde école estiment au contraire
que les antagonistes déclencheront une guerre nucléaire.
Ils mettent en avant des arguments politiques, psychologiques et techniques.
L'instabilité politique qui prévaut en Inde comme
au Pakistan peut favoriser la montée aux extrêmes, y compris
le recours à l'armement nucléaire. Des gouvernements faibles
à New-Delhi et à Islamabad peuvent difficilement faire preuve
d'efficacité diplomatique. Mais en cas de crise internationale grave
et prolongée, des gouvernements de coalition et de salut public
(comme les deux pays en ont, plus ou moins, connus) peuvent imposer une
certaine sérénité. Les pressions des grandes puissances
s'exerceraient aussi dans le même sens.
Des analystes mettent aussi en doute la maturité des dirigeants sud-asiatiques. En fait, des comportements irrationnels ont toujours existé dans toutes les régions du monde, y compris en Europe.
L'éventualité de l'arrivée au pouvoir d'irresponsables
ne paraît pas plus grande en Asie du Sud qu'ailleurs. Mais le contrôle
des foules sud-asiatiques reste un problème.
Le Pakistan se sent très vulnérable à une première frappe nucléaire indienne. Sa superficie relativement petite par rapport à son puissant voisin, sa faible profondeur stratégique d'Ouest en Est, l'absence de missiles sol-sol à mobilité stratégique, le manque de sophistication de ses systèmes d'armes (dont aucun n'est enterré dans des silos) et l'insuffisance du durcissement des moyens de transmissions lui font craindre, non sans raison, qu'une attaque nucléaire indienne initiale pourrait anéantir son arsenal et la priver de tout moyen de seconde frappe. Dans une telle situation, les responsables pakistanais pourraient être tentés , en période de tension, de tirer les premiers pour infliger des pertes significatives à l'adversaire. Mais cette tentation pourrait être tempérée par le fait que cette première frappe ne pourrait en aucun cas détruire la totalité de l'arsenal nucléaire indien et anéantir la capacité totale de représailles.
Même en l'absence de missiles sol-sol mobiles au niveau stratégique (en attendant la mise en service de l'Agni II) et de lanceurs enfouis dans des silos, l'Inde peut, grâce à son vaste territoire, à sa profondeur Ouest-Est, positionner loin de la frontière pakistanaise, hors d'atteinte des avions et pour le moment aussi des missiles de son adversaire, une bonne partie de son arsenal nucléaire, comme d'ailleurs conventionnel. Même si, à terme, les missiles pakistanais Ghauri et plus encore Shaheen II pouvaient toucher des objectifs loin dans la profondeur, de nombreux objectifs indiens justiciables d'attaques nucléaires pakistanaises resteraient presqu'inaccessibles à cause de la dimension sous-continentale de l'Inde. Des bases aériennes situées loin de la frontière pakistanaise demeureraient intactes, sans parler de la composante marine en cours de lente gestation.
L'Inde dispose donc d'ores et déjà d'une capacité de seconde frappe d'autant plus que les objectifs pakistanais susceptibles d'être attaqués (grandes agglomérations, sites industriels, grands barrages hydro-électriques, états-majors de forces, ...) sont relativement proches et vulnérables. Face au développement de la menace balistique pakistanaise, l'Inde devra toutefois songer à une défense anti-missiles.
Aucune doctrine militaire nucléaire claire et précise ne semble exister en Inde et au Pakistan. Les déclarations en faveur du non-emploi en premier de l'arme nucléaire faites par le gouvernement indien ne sont sans doute pas approuvées par les militaires à cause de la menace chinoise. Le Pakistan refuse, quant à lui, tout abandon d'un recours à la première frappe. Des études ont été rédigées par les états-majors et des chercheurs indépendants ; des ouvrages, disponibles au public, abordent ces problèmes. Des débats sont en cours. Rien ne prouve que les deux pays privilégient une doctrine d'emploi, de préférence à une doctrine de dissuasion. L'ambiguïté renforce d'une certaine manière la dissuasion.
La culture britannique du renseignement continue de profondément influencer les élites indiennes et pakistanaises, notamment militaires. Elle s'est très bien greffée sur les traditions politiques locales. Bien avant Machiavel, les stratèges de l'Inde ancienne s'étaient nourris des écrits de KAUTILYA, conseiller d'un empereur maurya, quelques siècles avant Jésus-Christ et de TIROUVALLOUVAR, penseur politique et militaire du 2ème ou 3ème siècle de notre ère, originaire du Sud de l'Inde. Les conflits passés et en cours, internes et externes, ont conforté les décideurs actuels de la nécessité de recueillir des informations fiables et précises. Les services de renseignement de l'Inde et du Pakistan peuvent être considérés comme remarquables. Les moyens humains consacrés à la recherche du renseignement restent à la hauteur des besoins en période normale. Des officiers de talent servent dans les services spécialisés ; leurs affectations à l'étranger les propulsent très souvent à des postes importants de la chaîne décisionnelle. Les organismes de renseignement ne possèdent certes pas une expertise universelle mais connaissent très bien la situation régionale. Mais ils paraissent moins adaptés aux situations de crise nucléaire. Dans ce cas, le recours à la technologie s'avère indispensable. La faible distance séparant les positions des lanceurs et les objectifs réduit la durée de réaction des responsables politiques et militaires. Les missiles indiens comme pakistanais peuvent atteindre leurs cibles en quelques minutes. Or, des insuffisances technologiques en Inde comme au Pakistan, tout à fait réelles et préoccupantes, demeurent, rendant impossible le renseignement en temps réel. L'absence, dans les deux pays, de systèmes de contrôle et de commandement efficaces pourrait aboutir au déclenchement du feu nucléaire de manière intempestive. Les moyens techniques nationaux font encore défaut par le nombre et la qualité, même s'ils s'améliorent. L'Inde dispose déjà d'un réseau d'observation satellitaire, relativement efficace contre son voisin occidental. Le Pakistan dispose seulement d'images Spot, vendues commercialement suite à un accord (une station se trouve près d'Islamabad) et peut-être, au moins en période de tension, d'images chinoises.
Les craintes sur l'absence, supposée, de doctrine d'emploi des armes nucléaires, sur l'insuffisance des moyens de détection sont justifiées mais doivent être relativisées. Dans la Russie actuelle, totalement désorganisée, existe-t-il une doctrine d'emploi de l'armement nucléaire ? L' OTAN, elle-même, réfléchit à sa propre doctrine. La mise en place d'un système de commandement a demandé du temps aux premières puissances nucléaires ; il en sera de même pour les nouvelles. La dissuasion peut fonctionner en Asie du Sud comme elle a fonctionné ailleurs. Le pire n'est nullement certain.
2) La Chine comme élément perturbateur
L'examen de la situation géostratégique en Asie du Sud ne peut se faire sans référence à la Chine. L'Inde proclame, non sans raison, que son arsenal nucléaire s'applique avant tout à son puissant voisin du Nord. L'atome grâce à son pouvoir égalisateur assure une dissuasion du faible au fort ; en l'occurrence, il rétablit un certain équilibre entre le Pakistan et l'Inde d'une part, mais aussi entre l'Inde et la Chine d'autre part.
La géographie avantage l'Inde au détriment du Pakistan. En revanche, elle la dessert face à la Chine. Des grands centres industriels et urbains indiens se trouvent dans la plaine gangétique donc relativement proches du Tibet où des missiles de moyenne portée et de bonne précision peuvent être stationnés. Privée de missiles anti-ballistiques, l'Inde affiche une grande vulnérabilité. Au contraire, les cibles à attaquer en Chine se trouvent très loin vers le Nord et resteront, pour des années encore, invulnérables aux frappes indiennes. Les explosions nucléaires indiennes de mai 1998 n'ont en aucun cas accru les risques de guerre entre les deux géants asiatiques. D'une certaine manière, elles réduisent le déséquilibre militaire qui les sépare.
La Chine, elle-même puissance nucléaire, amie de longue date du Pakistan, ajoute une élément perturbateur en Asie du Sud. Un différend frontalier l'oppose à l'Inde, dans l'Aksaï Chin et en Arunachal Pradesh ; dans ce domaine, elle est dans une position semblable au Pakistan, ne reconnaissant pas la ligne de contrôle comme frontière internationale.
La dissuasion peut se jouer à trois, le Pakistan et la
Chine pouvant dissuader l'Inde de toute action militaire. Cette dissuasion
avec trois acteurs a déjà existé dans le passé,
entre l' URSS, la Chine et les Etats-Unis (compliquée encore par
la position particulière de la France). Dans le passé, lors
des conflits indo-pakistanais de 1947-1948, 1965 et 1971, Pékin
s'est toujours abstenu d'intervenir militairement, se contentant d'actions
diplomatiques. La Chine ne s'est jamais comportée comme un véritable
allié du Pakistan. Toutefois l'Inde, dans ses calculs stratégiques
avec le Pakistan ne peut faire l'impasse de la Chine.
Les essais nucléaires de mai 1998 réalisés par l'Inde et le Pakistan concrétisent une situation de fait. La dissuasion nucléaire, officieuse en Asie du Sud depuis une quinzaine d'années, a acquis un statut officiel, de par la volonté de ces deux pays qui ont défié l'opinion internationale. Cette démonstration de souveraineté et de nationalisme a engendré, à travers le monde, des condamnations politiques et des sanctions économiques, essentiellement de la part des Etats-Unis et du Japon, les principaux pays fournisseurs d'aide et investisseurs. L'Inde mais surtout le Pakistan en souffrent. Mais déjà, les clameurs internationales s'atténuent. Les puissances occidentales commencent à accepter le fait accompli et celles qui avaient tenu à exprimer concrètement leur mécontentement reprennent leur relations normales, politiques et économiques. Craignant l'effondrement financier du Pakistan, qui ne pourrait que rendre plus dangereuse encore la situation en Asie du Sud, elles encouragent les organismes internationaux à reprendre leur aide à ce pays mais aussi à l'Inde.
Les grandes puissances consacreront leurs efforts pour convaincre
New Delhi et Islamabad d'adhérer aux accords de désarmement
nucléaire. Les deux capitales concernées nuancent un peu
leur réticence et affichent une certaine volonté de se rallier,
sous conditions, au consentement international. Les deux principaux pays
d'Asie du Sud n'en continuent pas moins leur course aux armements, incessante
depuis 1947, date de leur indépendance. Ils moderniseront leur panoplie
nucléaire, y compris les vecteurs, les systèmes de commandement
et de détection. Mais le pire n'est nullement certain. La dissuasion
nucléaire peut, dans cette région du monde, fonctionner à
l'avenir comme en réalité elle a fonctionné de manière
informelle depuis les années 1980.