Situation géostratégique en Asie du Sud
Alain Lamballe (04/1998)

 
Caractéristiques physiques et humaines 

Les fractures
Fracture entre hindous et musulmans 
Fracture entre les mondes indien et chinois 
Conséquences pour l'Inde et le Pakistan de l'existence de ces deux fractures 

Dictature de l'histoire et de la géographie

Réflexion stratégique
La référence kautilyenne 

La situation en avril 1998
Inde-Chine
Inde-Pakistan
Tensions au Sud
Gestion de l'eau 
Montée des périls intérieurs 

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En avril 1998, le général Lamballe a fait un exposé devant les auditeurs de l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale sur les problèmes sécuritaires en Asie du Sud avant leur voyage d'études en Inde et au Pakistan. Il  a semblé utile  à Sources d'Asie de publier l'essentiel de ses propos, au moment où le nouveau gouvernement indien revoit sa politique nucléaire (tests dans le désert du Rajasthan en mai de cette année).

Cette présentation actualise diverses études du même auteur sur l'Inde et son environnement géostratégique, notamment celles parues dans la revue " Défense Nationale ", sous l'anagramme Bellamal, en août-septembre 1981, mars 1982 et avril 1982 et sous son nom véritable en janvier et mars 1997 (Pakistan), en juillet 1997 (Xinjiang) et en décembre 1997 (Maldives).
 


 
Caractéristiques physiques et humaines de l'Asie du Sud 

 L'Asie du Sud, qui rassemble 7 pays (surtout deux grands, l'Inde et le Pakistan), s'étend sur près de 4.500.000 km_. 3.800 kilomètres séparent la frontière pakistano-afghane de la frontière indo-birmane, 3.200 kilomètres séparent la frontière pakistano-chinoise de la pointe Sud de l'Inde. Transposez ces chiffres à l'échelle de l'Europe et vous comprendrez de suite que l'Asie du Sud est bien un sous-continent.

 Sur ces vastes étendues, vivent environ un milliard trois cents millions d'êtres humains, fort différents les uns des autres. De plus, la croissance démographique est forte. Là aussi il y a différence d'échelle par rapport à l'Europe.

 Rien donc d'exceptionnel s'il se passe dans cette région du monde beaucoup de choses en matière sécuritaire. La violence y a toujours existé dans l'histoire ancienne et récente et existe encore. Le concept de non-violence y est né parce qu'il était plus nécessaire là-bas qu'ailleurs. Il est né avec le bouddhisme fécondé par cette terre. D'autres idéologies ou religions ont également prôné la paix avec des succès inégaux. Le jaïnisme, fondé à peu près à la même époque que le bouddhisme, rejette toute forme de violence. Le sikhisme se voulait úcuménique ; il recherchait la synthèse entre l'hindouisme et l'islam. A l'époque de l'indépendance, Gandhi prônait la non-violence. Des personnalités étrangères mais ayant vécu ou vivant en Inde ont repris le flambeau : la mère Thérésa était en quelque sorte son disciple comme líest aujourdíhui le Dalaï Lama.

 Pendant la période britannique, la sécurité se posait essentiellement en termes internes. Les Indes étaient protégées par des glacis (Afghanistan à l'Ouest, Népal et Tibet au Nord) ; les dangers extérieurs, représentés par la Russie et la Chine, avaient été écartés. Les Anglais savaient contrôler les tensions entre hindous et musulmans et, à l'occasion, jouer de leur rivalité. 

Les fractures 

Fracture entre hindous et musulmans

 La fracture essentielle, fondamentale, reste celle qui oppose hindous et musulmans. Elle épouse les frontières entre les nouveaux Etats, par exemple la frontière indo-pakistanaise et traverse les nations en leur cúur, par exemple la société indienne (l'Inde comprend en effet environ 120 millions de musulmans, c'est à dire autant que la population du Bangladesh et presque autant que celle du Pakistan). Les deux principaux Etats d'Asie du Sud, l'Inde et le Pakistan, sont nés dans l'hostilité réciproque ; des provinces historiques comme le Punjab et le Bengale ont été coupées en deux.

Fracture entre les mondes indien et chinois

 Il existe une autre fracture, celle qui sépare le monde indien du monde chinois. Avec la sinisation du Xinjiang et du Tibet, les deux mondes se sont retrouvés au contact direct líun de líautre, dans líHimalaya. 

Conséquences de ces deux fractures pour l'Inde et le Pakistan

 L'Inde doit donc faire face à deux menaces, celle du Pakistan toujours probable mais tout à fait à sa mesure et celle de la Chine plus dangereuse mais moins probable. 

 Le Pakistan n'a lui qu'un ennemi, l'Inde. Depuis le départ de l'armée rouge et la disparition de l'Union Soviétique, l'Afghanistan ne représente en effet plus de danger militaire. L'instabilité qu'il connaît peut toutefois se répercuter sur les provinces occidentales pakistanaises, surtout la Province Frontière du Nord-Ouest. 

 La clarté stratégique dans cette partie du monde est de règle. Rien à voir avec la nouvelle donne en Europe où l'on ne sait plus très bien d'où vient le danger, où sont les menaces. En Asie du Sud on sait qui est l'ennemi, ce qui ne veut pas dire que l'on connaît exactement ses desseins. Il reste toujours d'importantes marges d'incertitudes

Dictature de l'histoire et de la géographie

 La dictature de l'histoire se maintient. L'Inde fière de son passé prestigieux, de sa civilisation plusieurs fois millénaire, revendique une place prépondérante en Asie du Sud et même dans le monde. Le Pakistan se considère comme l'héritier du pouvoir musulman prédominant en Asie du Sud pendant 1.000 ans et en particulier de l'empire moghol qui contrôlait la majeure partie du sous-continent avant la conquête britannique. Deux orgueils se confrontent. Sur les plans culturel, spirituel, moral, les deux pays affichent un véritable complexe de supériorité. Les tensions interétatiques se nourrissent des haines du passé, des destructions systématiques de temples hindous par les musulmans et de mosquées par les hindous.

 La dictature de la géographie s'estompe. La technologie permet de franchir les obstacles naturels, comme la chaîne de l'Himalaya et les déserts du Rajasthan, du Cholistan et du Thar. Des routes et pistes franchissent désormais des cols dans le Karakoram et l'Himalaya à 5 000 mètres d'altitude. Les hélicoptères, indiens comme pakistanais, les mêmes d'ailleurs puisqu'ils sont d'origine française, peuvent se poser à des altitudes très élevées et déposer hommes et matériels. A vrai dire ces zones montagneuses et désertiques n'ont jamais été infranchissables. La mise au point, par l'Inde, de missiles à portée stratégique rend inopérante la protection naguère encore offerte par l'éloignement aux centres industriels et aux cités de la Chine. La technologie se joue des distances. La mobilité actuelle des forces permet de mieux contrôler les frontières même si celles-ci sont longues (pour l'Inde, 15.000 kilomètres de frontières terrestres et 5.700 kilomètres de frontières maritimes ; pour le Pakistan 5 500 kilomètres de frontières terrestres et 1 110 kilomètres de frontières maritimes). Toutefois, la diversité des possibles terrains d'engagement (hautes montagnes, plaines, déserts) oblige les pays d'Asie du Sud, surtout l'Inde et à moindre degré le Pakistan, à mettre sur pied plusieurs types d'unités. De plus, la géographie humaine conserve ses droits ; l'augmentation de la population, très importante au Punjab, et la multiplication des canaux d'irrigation dans cette même région peuvent constituer une gêne pour le mouvement des unités blindées et mécanisées.

Réflexion stratégique

 L'inexistence de livre blanc sur la défense en Asie du Sud ne signifie pas que la réflexion stratégique soit inexistante. Des études sont conduites par les états-majors mais elles restent confidentielles. Du fait de l'état de crise internationale quasi-permanent, tout ce qui touche à la défense est considéré comme secret. D'où la difficulté de connaître les éléments de réflexion bien que la presse, en Inde comme au Pakistan, soit libre et de bonne qualité. Des universitaires et des militaires (ces derniers, le plus souvent à la retraite) écrivent sur les problèmes de défense, à titre individuel ou dans le cadre d'instituts de recherche. Des éminents chercheurs universitaires d'Asie du Sud étudient aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou en Allemagne, un pays qui fascine Indiens et peut-être plus encore les Pakistanais. Quelques oeuvres sont stimulantes, y compris pour ce qui concerne les armements nucléaires, sujet d'actualité. C'est le cas des ouvrages du général Sundarji, un ancien chef d'état-major indien et du général Arif, un ancien vice-chef d'état-major de l'armée de terre pakistanaise. Certains officiers ont aussi écrit des romans sur fond de guerre nucléaire entre l'Inde et le Pakistan. Les principaux auteurs d'études sur la sécurité, extérieurs à la zone, sont anglo-saxons. Un excellent livre va sortir prochainement sur l'histoire de l'armée pakistanaise. Il a été écrit par un ancien attaché de défense australien au Pakistan, un expert du sous-continent.

La référence kautilyenne

 En fait, pour discourir sur la situation stratégique de l'Inde actuelle, référence peut être faite à Kautilya, stratège indien qui vivait à l'époque de l'empire Maurya, donc avant notre ère. Son ouvrage, "Arthashastra" s'assimile à un traité politique. Il décrit fort bien les relations que l'Inde est susceptible d'entretenir, sur le plan théorique, avec ses voisins et avec les voisins de ses voisins. Il analyse aussi les mécanismes du fonctionnement de l'Etat, sans oublier la nécessité pour les dirigeants de se renseigner sur les ennemis potentiels. Kautilya précède Machiavel qui ne semble pas avoir eu connaissance de ses úuvres. D'autres ouvrages savants de ce type ont aussi vu le jour en Inde du Sud, en région tamoule. Kautilya que l'on appelle aussi Chanakya a donné son nom au quartier diplomatique de New-Delhi, Chanakyapuri, la ville de Chanakya.

 Kautilya avait raison. L'Inde nouvellement indépendante a craint d'être encerclée. Pas tellement Nehru, d'ailleurs, mais plutôt les militaires. La Chine, vaste et puissante, constituait une menace au Nord et pratiquait, dans une certaine mesure, une manoeuvre d'encerclement par le Pakistan qui comprenait, au moment de la partition du sous-continent, deux ailes, à l'Ouest et à l'Est. Sa politique ne manquait pas d'agressivité, comme par exemple la prise de possession d'une partie du Cachemire indien dans les années 1950. Lors du conflit sino-indien de 1962, dans l'Himalaya, elle a montré sa force, surtout dans le Nord-Est, face à une armée indienne sous équipée, mal commandée et mal entraînée.

 Kautilya écrivait que l'Inde pouvait trouver des amis au delà de ses voisins. Il raisonnait par cercles concentriques. Les voisins des voisins de l'Inde pouvaient devenir des alliés. De fait, l'Inde a pu trouver un allié de poids au delà de la Chine en l'URSS d'alors. L'Afghanistan était aussi courtisé, non sans succès. En effet, Kaboul n'avait pas reconnu la création du Pakistan en 1947 parce qu'il n'admettait pas les frontières définies unilatéralement par le pouvoir colonial britannique. Une certaine entente avec l'Iran était aussi recherchée ; les succès furent mitigés.

 

La situation en avril 1998

 Où en sommes-nous  ?

Inde-Chine

 L'Inde, en annexant le Sikkim en 1975, a empêché la création d'un vaste ensemble himalayen regroupant le Népal et le Bhoutan qui aurait pu tomber sous l'influence chinoise. La Chine s'est certes rapprochée de l'Inde en acceptant des mesures de confiance et de sécurité. Mais elle n'abandonne pas ses prétentions territoriales, au Nord du Cachemire et dans l'Arunachal Pradesh. Elle demeure une grande puissance militaire, qui se modernise avec des équipements sophistiqués que lui vend la Russie. Son arsenal se diversifie, y compris dans le domaine naval, pour une action semble-t-il en mer de Chine du Sud. Mais la Chine continue sa politique d'encerclement de l'Inde, même si elle n'envisage nullement d'action militaire en Asie du Sud et dans l'Océan Indien. Du moins, telle est la perception indienne. La Chine poursuit son aide militaire au Pakistan, se classe en tête parmi les fournisseurs d'armes au Bangladesh et se montre très présente en Birmanie, en installant même dans les îles Cocos des stations d'écoutes et de repérages (dans le double but de suivre les mouvements de navires dans les abords des îles Andaman et Nicobar et d'analyser les tirs de missiles lancés à partir de la côte Est de l'Inde).

Inde-Pakistan

 Pour le Pakistan, l'Inde paraît vaste, de plus en plus peuplée, toujours aussi agressive, notamment au Cachemire. L'arrivée au pouvoir à New-Delhi, crainte à plusieurs reprises, du parti nationaliste hindou est devenue une réalité.

 Aujourd'hui, les différends indo-pakistanais sont presque les mêmes qu'en 1947. Les trois guerres qui ont opposé les deux pays en 1947-1948, 1965 et 1971 n'ont pas réglé le problème du Cachemire qui reste une pomme de discorde.

 Cependant deux faits méritent d'être signalés.

- tout d'abord, l'éclatement du Pakistan en 1971 et la création du Bangladesh suppriment un front pour l'Inde qui devait auparavant envisager de se battre contre les deux ailes du Pakistan.

- ensuite, depuis le début des années 1990, la diminution de la solidité des alliances. L'Inde continue certes d'acheter des équipements russes mais le traité d'amitié qui avait cours avec l'Union Soviétique a disparu. Le Pakistan conserve l'amitié de la Chine mais celle-ci pourrait faiblir quelque peu pour des raisons de politique générale et en partie à cause du soutien accordé par des factions extrémistes pakistanaises aux militants indépendantistes ouïgours du Xinjiang. De plus, il a perdu son allié américain depuis le départ d'Afghanistan de l'armée rouge et l'effondrement soviétique. Les alliances se sont diluées et les Etats régionaux se retrouvent seuls face à face.

 Les escarmouches entre forces armées indiennes et pakistanaises qui se produisent sporadiquement sur la ligne de contrôle au Cachemire et plus au Nord sur le glacier du Siachen ne dégénèrent toutefois pas en guerre. Des mesures de confiance existent entre l'Inde et le Pakistan (échanges d'informations, dialogues entre les états-majors centraux, entre les commandants locaux sur la frontière internationale et sur la ligne de contrôle au Cachemire, ...). L'existence très vraisemblable d'armes nucléaires dans les deux pays explique sans doute l'état de non-guerre qui prévaut depuis 1971, c'est à dire depuis 27 ans. Une véritable dissuasion nucléaire joue.

Tensions au Sud

 Des tensions nouvelles sont aussi apparues dans la partie Sud du sous-continent. L'île de Sri Lanka est devenue, depuis 1983, le théâtre d'un conflit sanglant entre la communauté majoritaire bouddhiste cingalaise et la minorité hindoue tamoule . Une organisation militantiste tamoule (les "Liberation Tigers of Tamil Eelam") mène une guérilla sans merci pour l'indépendance des provinces Nord et Est. Pour tenir compte des aspirations de sa propre minorité tamoule, au Tamil Nadu, l'Inde s'est laissée entraîner dans la guerre civile de 1987 à 1990, en engageant jusqu'à 60.000 hommes. Cette intervention n'a apporté aucune contribution à la résolution du conflit ; elle n'a fait qu'assombrir les relations entre New-Delhi et Colombo. L'Inde est aussi intervenue, en 1988, dans l'archipel des Maldives pour restaurer le pouvoir du président. Ces actions montrent son désir de contrôler la situation sur le flanc Sud et d'interdire toute ingérence étrangère dans sa zone d'influence.

Gestion de l'eau

 L'eau pourrait provoquer des tensions un peu partout en Asie du Sud. Le partage des eaux du bassin de l'Indus a certes été réglé par un accord signé par l'Inde et le Pakistan en 1960 ; trois rivières peuvent être aménagées par l'Inde, l'Indus et un de ses affluents, la Jhelum peuvent l'être par le Pakistan. L'accord est globalement appliqué, à l'exception notable du projet de construction d'un barrage par l'Inde sur la Jhelum, près de Srinagar au Cachemire. L'accord intervenu en 1996 entre l'Inde et le Bangladesh sur le partage des eaux du Gange ne semble pas régler totalement le contentieux entre les deux pays. Par ailleurs, certains désaccords subsistent entre l'Inde et le Népal pour l'aménagement de quelques rivières.

Montée des périls intérieurs

 La faiblesse des Etats, à New-Delhi comme à Islamabad, à Dacca, à Colombo encourage les régionalismes et les tensions religieuses. Ceux-ci se manifestent parfois de façon violente, comme il y a quelques années au Punjab indien, au Cachemire, en Assam en ce qui concerne l'Inde. Des troubles agitent aussi le Pakistan, dans le Sind où existent des tensions entre Sindhis et Mohajirs (immigrés et descendants d'immigrés de l'Inde), au Punjab où s'affrontent, de plus en plus semble-t-il, extrémistes sunnites et chiites. Des mouvements sécesssionistes agitent les " Chittagong Hills tracts " au Bangladesh. Aucune solution politique n'apparaît pour mettre fin à la guerre civile entre Cingalais et Tamouls, qui déchire le Sri Lanka.

 Ces conflits intérieurs connaissent des ramifications internationales en Asie du Sud et parfois au delà. Certains Etats voisins cherchent à se déstabiliser mutuellement en utilisant les vulnérabilités internes ; les services de renseignements ne relâchent pas leurs activités. La guerre froide continue de sévir en Asie du Sud.